Le carnaval est « le nouveau paradigme de la vie politique globale ».

Le constat a été posé par l’écrivain et conseiller politique italo-suisse Giuliano da Empoli, auteur du Mage du Kremlin, il y a quelques années. J’y ai repensé cette semaine lorsque Pierre Poilievre a été expulsé de la Chambre des communes.

On a souligné à quel point faire subir un tel traitement à un chef de l’opposition officielle à Ottawa est exceptionnel.

On a aussi souligné – avec raison – que Pierre Poilievre aurait pu calmer le jeu en retirant ses insultes, comme le lui demandait le président de la Chambre, Greg Fergus.

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Le président de la Chambre des communes, Greg Fergus

Certains ont par ailleurs fait remarquer que ce président, contesté avant même cet épisode, a bien mal géré tout ça.

Tous ces constats sont fondés, mais attention, ils viennent aussi brouiller les pistes.

L’élément le plus significatif de cette controverse demeure le fait que Pierre Poilievre a traité le premier ministre de « cinglé » (le mot en question a été prononcé en anglais : wacko). Il l’avait accusé quelques instants plus tôt d’avoir « passé la première moitié de sa vie à pratiquer le racisme ».

C’est aussi le fait que Pierre Poilievre, défiant, a tout fait pour tenter de contourner ce que le président de la Chambre lui a demandé à plusieurs reprises, c’est-à-dire de retirer cette insulte.

On aurait dit un ado qui se moque de son enseignant devant toute la classe, en se foutant éperdument des conséquences.

Il est là, le phénomène révélatoire. Celui qu’il faut analyser pour comprendre comment s’inscrit cette polémique dans l’évolution de nos mœurs politiques, mais plus encore, de nos démocraties libérales.

« Depuis le Moyen Âge, le carnaval est l’occasion pour le peuple de renverser, de manière symbolique et pour un temps limité, toutes les hiérarchies instituées entre le pouvoir et les dominés, entre le noble et le trivial, entre le haut et le bas, entre le raffiné et le grossier, entre le sacré et le profane », a écrit Giuliano da Empoli.

Et d’ajouter : « La dérision est, depuis toujours, l’instrument le plus efficace pour renverser les hiérarchies. […] Rien de plus dévastateur pour l’autorité que l’impertinent qui la transforme en objet de ridicule. »

La période des questions à Ottawa est une tradition archaïque. L’ordre, la discipline, le décorum… Tout ça est essentiel à son bon déroulement, mais cadre mal avec l’époque dans laquelle nous vivons. Et avec le ras-le-bol manifeste de l’électorat au Canada.

Les crises se multiplient. Nos élus ne trouvent pas assez vite les moyens de les résoudre alors qu’ils nous promettent pourtant depuis longtemps un avenir meilleur.

Le débat public se détériore. L’outrage prend le pas sur la nuance (exercice : essayez de vous souvenir de la dernière fois où vous l’avez vue se manifester dans un débat public !) et les émotions, trop souvent, relèguent la raison sur une voie de garage.

Les inégalités se creusent, le cynisme est à son comble, la confiance à l’égard des institutions démocratiques et des élus au pouvoir est en chute libre et la polarisation s’accélère.

Pierre Poilievre, pour toutes ces raisons, a compris qu’il a plus à gagner qu’à perdre de se moquer effrontément à la fois du premier ministre et du président de la Chambre des communes.

D’autant plus qu’il fait face à un gouvernement usé à la corde, dirigé par un premier ministre impopulaire.

Le parti libéral récolte l’appui, ces jours-ci, d’à peine un électeur canadien sur quatre.

Le journaliste du New York Times Ezra Klein et l’essayiste John Ganz ont récemment évoqué l’attrait d’un grand nombre d’électeurs, au sein de plusieurs démocraties occidentales, pour ce qu’ils ont qualifié de « politique du doigt d’honneur »1.

De quoi s’agit-il exactement ?

Du fait que de nombreux électeurs « peuvent ne pas avoir d’idées très claires sur une question politique donnée, et pourtant, ce qu’ils croient, c’est que l’establishment politique est nul, et ils aiment quelqu’un qui lui dit d’aller se faire foutre », estime John Ganz.

C’est ce que Pierre Poilievre a fait mardi.

Il faut souligner que les libéraux ne sont pas innocents quant à ce qui s’est passé à Ottawa.

Justin Trudeau a pris un malin plaisir, lors de ses échanges avec Pierre Poilievre, à répondre aux questions en l’accusant de « continuer à courtiser les groupes nationalistes d’extrême droite ».

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Le premier ministre du Canada, Justin Trudeau

Rien, là non plus, pour rehausser la qualité des débats.

Comment interpréter ce type d’attaques ? C’est le mécanisme de défense d’un pouvoir usé, qui ne sait plus trop quoi faire pour éviter la déroute aux prochaines élections.

Mais alors que le carnaval est bien entamé et que l’adversaire du pouvoir en maîtrise les codes, le combat ne se fait plus à armes égales. Toutes les attaques issues des élus au pouvoir risquent de se retourner contre eux.

Dans ce contexte, « le libéral au sourcil relevé qui s’indigne de la vulgarité des nouveaux barbares » aura surtout l’air d’un « trouble-fête », a fait remarquer Giuliano da Empoli.

Il nous reste à espérer, en tant que spectateurs passifs de cette lutte politique, que les épisodes disgracieux comme celui de mardi à Ottawa ne se multiplieront pas au cours des prochains mois. Carnaval ou pas, nous méritons mieux.

1. Écoutez l’émission balado d’Ezra Klein (en anglais ; abonnement requis) Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue