« La clause dérogatoire, c’est un instrument qui est essentiel pour préserver l’autonomie du Québec. »
— François Legault, premier ministre du Québec

Déjà que le gouvernement Legault a restreint les droits et libertés des Québécois utilisant la disposition de dérogation (la « clause dérogatoire ») trois fois en cinq ans, voilà que le premier ministre estime que quiconque ne partage pas sa vision sur cette question « veut enlever des pouvoirs » au Québec.

L’Assemblée nationale a renouvelé jeudi pour cinq ans la disposition de dérogation sur la Loi sur la laïcité de l’État, qui interdit entre autres aux enseignants, aux policiers, aux gardiens de prison, aux procureurs de la Couronne et aux juges de porter des signes religieux dans le cadre de leurs fonctions.

Pour l’occasion, François Legault a statué que la disposition de dérogation « est un instrument […] essentiel pour préserver l’autonomie du Québec ». Ce n’est pas tout : il accuse les partis politiques opposés à l’utilisation de cette disposition d’être « dans le camp de l’abandon des pouvoirs du Québec ».

« Ce qu’on voit maintenant à l’Assemblée nationale, c’est deux camps. […] On a le camp nationaliste, qui défend l’autonomie du Québec, la CAQ et le PQ. Puis de l’autre côté, on a maintenant le camp de l’abandon des pouvoirs du Québec, le Parti libéral et Québec solidaire », dit M. Legault1.

La CAQ tente de nous convaincre que la disposition de dérogation permet de défendre le Québec. Voilà un raisonnement polarisant qui ne résiste pas à l’épreuve des faits.

À l’unanimité des partis politiques, l’Assemblée nationale a adopté sa Charte des droits et libertés de la personne du Québec en 1975. Le Québec était précurseur en matière de droits et libertés, sept ans avant l’adoption de la Charte canadienne. Les élus ont décidé que le respect des droits et libertés est une valeur québécoise primordiale, particulièrement pour protéger les groupes minoritaires. C’est une décision prise par les Québécois, et par personne d’autre.

Mais ne me croyez pas sur parole.

Voici ce qu’en disait René Lévesque :

« Le peuple québécois s’est donné en 1975 une Charte des droits et libertés de la personne qui demeure, à ce jour, l’une des plus complètes qui soient au monde. Or, une telle charte, c’est l’instrument par excellence de l’affirmation des valeurs d’un peuple. Elle exprime à la fois ses convictions les plus fondamentales et les choix et les arbitrages pas toujours faciles qu’il faut faire dans toute société⁠2. »

PHOTO PIERRE MCCANN, ARCHIVES LA PRESSE

René Lévesque, en 1977

Le gouvernement de René Lévesque n’a jamais utilisé la disposition de dérogation dans la Charte québécoise pour retirer des droits à des citoyens, particulièrement à des minorités⁠3. Les gouvernements Parizeau, Bouchard, Landry, Charest, Marois et Couillard ne l’ont pas fait non plus. Ni pour défendre la laïcité de l’État ni pour la loi 101.

Seul le gouvernement Bourassa a utilisé la disposition de dérogation pour une période limitée, de 1988 à 1993, après un jugement de la Cour suprême du Canada sur l’affichage dans les commerces, sans la renouveler.

En somme, en 42 ans (de 1975 à 2018), Québec a utilisé en pratique — pour retirer des droits à des citoyens et des minorités —, cette disposition de la Charte québécoise une fois, pour cinq ans seulement.

Depuis 2019, le gouvernement Legault a utilisé cette disposition trois fois (deux fois pour la loi 21, une fois pour la loi 96). Et maintenant, il accuse tous ceux qui ne pensent pas comme lui d’abandonner le Québec.

François Legault prétend-il que René Lévesque, qui n’a pas utilisé la « clause dérogatoire » à la Charte québécoise pour porter atteinte aux droits des minorités, fait aussi partie de ceux qui ont abandonné les pouvoirs du Québec ?

On voit bien ici : 1) à quel point le raisonnement de M. Legault ne tient pas ; 2) comment il s’en sert pour cacher le fait qu’il montre peu d’égards envers les droits fondamentaux.

Au Québec, certains politiciens brandissent le rapatriement unilatéral de la Constitution en 1982 pour justifier l’utilisation de la disposition de dérogation. Sur la forme, il est déplorable que la Constitution ait été rapatriée sans l’accord du Québec, tout le monde en convient. Mais sur le fond, la Charte canadienne (qui faisait partie du rapatriement) et la Charte québécoise contiennent à peu près les mêmes droits fondamentaux. Et il n’y a aucun débat sur la légitimité de la Charte québécoise.

Les Québécois sont très attachés à leurs droits et libertés. Lors d’un sondage en 2019 pour L’actualité, 69 % des Québécois se disaient attachés à la Charte canadienne, contre seulement 40 % des Québécois qui se disaient attachés à l’Assemblée nationale du Québec, et 60 % à l’État québécois. Malgré les évènements de 1982, la Charte canadienne est donc plus populaire que le législateur et l’État québécois.

PHOTO RON POLING, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

L’ancien premier ministre du Canada Pierre Elliott Trudeau et la reine Élisabeth II, signant le rapatriement au pays de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, le 17 avril 1982, à Ottawa

Les politiciens qui défendent l’utilisation de la disposition de dérogation le font souvent au nom de la « souveraineté parlementaire ». Si les Québécois sont contre cette disposition, ils n’ont qu’à congédier le gouvernement aux prochaines élections, prétendent-ils.

C’est un argument de mauvaise foi. Les élections ne sont pas un référendum sur l’utilisation de la disposition de dérogation. On vote pour plein de raisons pour un parti politique.

En utilisant la disposition de dérogation de façon préventive – comme la CAQ le fait pour la loi 21 –, on empêche les citoyens de faire valoir leurs droits et libertés devant les tribunaux.

Bien sûr, les droits et libertés ne sont pas absolus. Le législateur peut les restreindre de façon raisonnable en vertu de la clause de justification des Chartes. Dans un État de droit, ce sont des tribunaux indépendants qui font cette analyse. La disposition de dérogation empêche cet exercice fondamental.

En plus du Québec, la disposition de dérogation vient d’être utilisée par un gouvernement conservateur en Saskatchewan pour empêcher les personnes de moins de 16 ans de changer de nom et de pronom sans l’autorisation de leurs parents. Au fédéral, le chef conservateur Pierre Poilievre est tenté de l’utiliser, s’il est élu, pour soustraire aux Chartes ses réformes du système de justice pénale.

Quoi qu’en dise M. Legault, la disposition de dérogation n’est pas un « instrument essentiel » pour défendre le Québec.

Empêcher les Québécois de faire valoir leurs droits fondamentaux n’a jamais été non plus une valeur québécoise.

1. Lisez l’article « La CAQ et le PQ forment le “camp nationaliste”, dit Legault »

2. Discours de René Lévesque en 1985. Source : Société du patrimoine politique du Québec

3. De 1982 à 1985, le gouvernement Lévesque a utilisé la disposition de dérogation à la Charte canadienne sur la plupart de ses lois pour protester contre le rapatriement unilatéral de la Constitution. Mais la Charte québécoise continuait de s’appliquer, et Québec n’a retiré de droits à personne.

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  • 40 %
    Si les tribunaux concluaient que la Loi sur la laïcité de l’État portait atteinte à la Charte québécoise, son taux d’appui passerait d’environ 60 % à seulement 40 %, selon un sondage mené en mai 2019. Selon ce sondage, 41 % des Québécois seraient alors en désaccord avec la loi 21, 40 % des Québécois appuieraient la loi, et 19 % des Québécois s’abstiendraient.
    source : Sondage mené en mai 2019 pour l’Association d’études canadiennes