J’habite Montréal depuis 30 ans et je ne me souviens pas d’avoir vu autant de misère à l’air libre. J’ai l’impression d’être revenu aux années 1990, celles de la récession, du grunge et des guerres de motards. Sauf qu’à cette époque, c’est Montréal presque tout entier qui était pauvre.

On pouvait tirer le diable par la queue et habiter un vieux loft délabré du Mile End, vivre à cinq dans un sept et demie sur le Plateau Mont-Royal, louer une chambre pour trois fois rien. Et jusqu’au tournant des années 2000, il était encore possible pour des jeunes dans la vingtaine de devenir propriétaires. Imaginez : dans Rosemont, on trouvait des duplex pour moins de 150 000 $ !

Cette époque est maintenant révolue. Montréal est passé de ville pauvre à ville chère. À l’heure de la « gentrification » et de l’airbnbisation, alors que toujours plus de gens arrivent en ville sans qu’on construise assez pour les accueillir, les plus vulnérables sont refoulés dans la rue. Ils ne peuvent plus se « cacher » dans des maisons de chambres et des refuges, ils n’ont même plus le « luxe » de squatter des immeubles à l’abandon ou d’occuper des terrains vagues. Les trous se sont remplis, les espaces libres sont devenus rares.

Les condos et les maisons de ville poussent partout, les tours de bureaux se dressent comme des flèches dans l’azur. Les plus riches vivent en hauteur, dans leurs lofts ensoleillés, tandis que les pauvres restent tout en bas, dans la pénombre. On les retrouve jusque dans les souterrains, où ils vivotent au milieu des saletés.

L’autre jour à la station Côte-des-Neiges, j’ai compté une bonne dizaine de personnes dormant à même le sol. Il y avait quelques sans-abri « typiques » (désolé de le dire ainsi), mais aussi, chose inhabituelle, deux femmes plutôt jeunes, étendues tout près du guichetier, pour s’assurer d’un minimum de sécurité. À la station D’Iberville, dans l’est de Villeray où j’habite, on trouve toujours le bon Michel, assis à côté de la porte, qui fait la quête en offrant ses conseils de cinéma (il a longtemps travaillé dans un club vidéo, qui a fermé).

Mais autour de lui, on aperçoit désormais une nouvelle faune, composée de sans-abri et de mendiants, de vendeurs et de consommateurs de drogue, de migrants et de femmes qui font la rue, autant de gens pour qui l’édicule est devenu un asile.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

À force d’y être confronté, on en vient à ne plus voir la misère, à Montréal.

Le plus terrible, c’est qu’on s’habitue à cette misère. Les pauvres gens, on les remarque au début, surtout s’ils sont en crise ou qu’ils sentent, puis on finit par ne plus les voir, parce que la vie nous presse, qu’il y a mieux à faire. Et si on ne les voit plus au bout d’un moment, c’est aussi parce qu’ils nous renvoient au visage une réalité qu’on préfère ignorer. Ils nous offrent le triste spectacle des écarts de richesse, de la violence ordinaire et de l’indignité.

Au Québec, nous avons encore de la difficulté à penser le pouvoir et les rapports de force, à admettre l’existence des classes sociales. L’élite se distingue par son refus de la distinction. Et nous aimons croire que tout le monde vit grosso modo dans les mêmes conditions, que tout le monde fait partie de la même étoffe « tissée serré ».

Pendant longtemps, la messe du dimanche a servi de grande égalisatrice : les quelques riches et les nombreux pauvres se réunissaient autour du rite de la communion pour entendre le sermon du prêtre. Quand la religion est tombée, la télévision a pris le relais. À heure de grande écoute, elle nous a offert – et nous offre encore – l’occasion de nous réunir autour de quelques symboles, d’une chanson, d’un rire ou d’un verre de vin. Maintenant que le pouvoir de la télévision faiblit, ce qui nous rassemble n’est plus clair, et ce qui nous sépare devient chaque jour plus évident.

La fameuse « classe moyenne » dont tout le monde parle, que les politiciens et les médias courtisent, tient en bonne partie de l’illusion. Car selon les critères de l’OCDE appliqués aux revenus des ménages québécois, une personne seule qui gagne 31 000 $ par année et un couple avec enfants qui gagne 253 000 $ par année font théoriquement partie de la même classe dite moyenne ⁠1. Peut-on croire sérieusement que ces gens appartiennent au même monde ?

Depuis quelques années, c’est l’existence de ce fossé que la littérature québécoise contribue à révéler. Je pense à Que notre joie demeure, de Kevin Lambert, qui montre que la conscience de classe rend aveugle aux misères de ceux qu’on chasse d’un quartier, à coups de rénovictions et de projets domiciliaires. Je pense à Là où je me terre, de Caroline Dawson, qui rappelle qu’aux yeux des nouveaux arrivants, ce sont souvent les Québécois « de souche » qui passent pour les maîtres et les favorisés. Comment oublier cette scène poignante où la jeune Caroline, en visite chez une amie dans un beau quartier de Brossard, se rend compte qu’après la fête c’est sa mère, Natalia, humble femme de ménage, qui devra tout nettoyer ? Je pense enfin à Rue Duplessis, de Jean-Philippe Pleau, qui révèle que la pauvreté n’est pas seulement une affaire d’argent, mais aussi d’éducation et de culture, que les pires barrières sont souvent invisibles – l’analphabétisme, par exemple.

Ces auteurs, et d’autres encore, comme Sophie Bienvenu et Francis Ouellet, nous invitent à reconnaître que nous n’avons pas tous la même chance, que bien des choses en ce monde ont besoin d’être réparées. Ils nous révèlent une société, la nôtre, marquée par de nombreuses « déchirures » (Pleau), où la richesse des uns fait parfois, hélas, la misère des autres.

1. Les membres de la classe moyenne sont ceux dont le revenu annuel se situe entre 75 % (la personne seule, à 31 000 $ par année) et 200 % (le couple avec enfants, à 257 000 $) du revenu médian. Ces chiffres ont été compilés par l’Observatoire québécois des inégalités à partir des données de Statistique Canada.

Lisez la chronique de Marie-Eve Fournier « Combien faut-il gagner pour ne pas être pauvre » Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue