La décision de la Fédération autonome de l’enseignement de continuer de contester la loi 21 jusqu’en Cour suprême est très contestée, surtout par des membres du syndicat, qui se remettent d’une pénible grève.

On entend aussi beaucoup de gens répéter les raisons les plus souvent invoquées depuis l’adoption de la loi 21 : la loi est populaire, les élus doivent avoir la primauté sur les tribunaux et, aussi, ce n’est pas la place des syndicats dans un débat aussi politique.

Le problème, c’est que le débat a évolué rapidement depuis l’adoption de la loi 21 et qu’on commence à comprendre ce que pourrait signifier, dans la pratique, la capacité d’un gouvernement de passer outre à la Charte des droits à volonté et sans restrictions.

Parce qu’il y a une grande différence entre utiliser la disposition de dérogation en réaction à un jugement défavorable des tribunaux et l’utiliser de façon préventive.

Dans le premier cas, on a un avis détaillé des tribunaux indiquant l’état du droit qui permet au gouvernement d’agir ensuite en toute connaissance de cause. Mais le faire de façon préventive, c’est l’équivalent de permettre au gouvernement d’agir comme si la Charte des droits n’existait pas.

Il est bien certain que le gouvernement Legault n’a pas vu toutes les ramifications que l’utilisation préventive de la disposition de dérogation pourrait causer au moment d’adopter les lois 21 et 96 sur la laïcité et le français. Et cela va beaucoup plus loin que ce qui était contenu dans les deux lois québécoises en question.

En Ontario, par exemple, le gouvernement Ford a voulu utiliser de façon préventive la disposition de dérogation pour imposer une convention collective et retirer le droit de grève aux enseignants. Il y a finalement renoncé, mais on comprend que ce n’est que partie remise.

En Saskatchewan, on a utilisé cette disposition pour empêcher les moins de 16 ans de changer de nom et de pronom sans l’autorisation des parents.

Et c’est maintenant le chef conservateur, Pierre Poilievre, qui ouvre la porte toute grande à l’utilisation préventive de la disposition de dérogation pour soustraire l’ensemble de son programme de justice pénale, en particulier un resserrement des exigences de libération sous caution.

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Pierre Poilièvre, chef du Parti conservateur

« Toutes mes propositions sont constitutionnelles. Nous les rendrons constitutionnelles en utilisant tous les outils que la Constitution me permet d’utiliser pour les rendre constitutionnels. Je pense que vous voyez ce que je veux dire », a soutenu M. Poilievre au micro de la CBC.

Très clairement, le chef conservateur se prépare donc lui aussi à utiliser la disposition de dérogation de façon préventive. Et surtout sur un sujet beaucoup plus controversé, soit la réforme du Code criminel.

Il est très important d’aller en Cour suprême parce que c’est une décision de 1988 de ce même tribunal qui a établi les critères peu contraignants pour l’utilisation de cette disposition. Il suffit en effet d’ajouter un article dans une loi pour spécifier qu’elle s’applique nonobstant la Charte canadienne des droits et libertés.

Comme l’a souligné le constitutionnaliste Louis-Philippe Lampron, de l’Université Laval, la décision de 1988 – l’arrêt Ford, sur la loi 101 et l’affichage, soit dit en passant – a été rendue « dans un climat sociopolitique très différent, notamment en ce qui concerne les droits des groupes minoritaires ».

En fait, à l’époque, personne ne semblait penser qu’un gouvernement pourrait utiliser la dérogation de façon préventive.

Mais la Cour suprême a la possibilité de changer les précédents qu’elle a établis. Elle l’a déjà fait, en particulier, sur la question très délicate de l’aide médicale à mourir qu’elle avait d’abord refusée dans la cause de Sue Rodriguez en 1993. En 2015, constatant les changements dans la société canadienne, elle a ouvert la porte à sa légalisation.

Il est certain que les opposants à la loi 21 vont soulever la question de la dérogation préventive à la Cour suprême du Canada quand elle entendra leur cause.

Bien sûr, l’argument n’a pas été retenu quand la loi 21 a été validée par la Cour d’appel du Québec. Mais, dans les faits, les tribunaux inférieurs ne se sentent pas très à l’aise de réformer un précédent créé par le plus haut tribunal du pays et vont laisser la Cour suprême le faire elle-même.

Sur le fond, la tendance est claire : les gouvernements les plus conservateurs sont de plus en plus tentés d’utiliser la disposition de dérogation de façon préventive si ça leur permet d’utiliser ce moyen de contourner – et même d’ignorer – les droits garantis par la Charte des droits.

C’est précisément une offensive que le mouvement syndical a tout à fait raison de craindre et de vouloir contrer.

Le gouvernement Legault a utilisé la disposition de dérogation pour protéger la spécificité du Québec. Mais il a ouvert la porte, qu’il le veuille ou non, à une offensive de la droite canadienne sur les libertés fondamentales.

La FAE a tellement raison de s’en inquiéter.

Lisez la chronique « L’éparpillement militant de la FAE » de Patrick Lagacé Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue