Né à Paris en 1932 de parents russes, Jean Basile Bezroudnoff, qui signe ses textes Jean Basile, s'installe au Québec en 1960. Il devient journaliste et critique littéraire au Devoir, qu'il quitte pour créer, en 1970, le mythique magazine contre-culturel Mainmise (méchamment flyé, avec ses odes aux drogues, aux communes, aux excès de toutes sortes...), avant de revenir au journalisme, notamment à La Presse.

Aujourd'hui, c'est essentiellement en raison de Mainmise qu'on connaît Basile. Mais dès 1963, il entame une carrière d'écrivain, et sa trilogie dite des Mongols (La jument des Mongols en 1964, Le Grand Khan en 1967 et Les voyages d'Irkoutsk en 1970) va particulièrement attirer l'attention. En décembre 1965, dans Le Devoir, on se réjouit de «l'impressionnant tirage écoulé de 3000 exemplaires» de La jument des Mongols, qui sera ensuite publié en France chez Grasset, en 1966, et que nous avons lu pour cette série.

«[...] j'aime bien le spectacle des rues défoncées, les trous de boue, les empilements de briques, les carcasses d'acier des futures bâtisses qui grimpent, les grues et les pelles excavatrices, si on me laissait faire, j'enjamberais tout cela d'un pied hardi».

C'est bel et bien de Montréal dont il est question dans cet extrait du roman La jument des Mongols de Jean Basile, publié il y a 50 ans... Un demi-siècle plus tard, les rues défoncées et les éternels travaux de construction montréalais font toujours partie du décor... C'est entre autres pour cette raison que le livre de Basile est par moments sidérant de contemporanéité.

Il y est beaucoup question de lieux inchangés (le belvédère du mont Royal, le boulevard Saint-Laurent...), de sorties dans des clubs un peu glauques, de beaucoup d'alcool, de musique qu'on écoute très fort, de la mode du tatouage(!) et même d'ordinateurs (oui, une référence à la machine IBM)... Pour un peu, on croirait plonger dans le roman d'un hipster qui aurait troqué le Mile End pour l'arrondissement de Ville-Marie!

Est-ce parce que Jean Basile a, dans son roman, complètement occulté la question politique, qui occupe pourtant beaucoup les esprits au début des années 60? Parce qu'il est arrivé depuis peu au Québec? Que La jument des Mongols, premier volume de la trilogie de Basile, se déroule aux environs de la Main et de la rue Sherbrooke Ouest, où le paysage urbain n'a pas tant changé? Toujours est-il que La jument, qui se lit très bien une fois absorbé le choc des interminables phrases et des dialogues incessants, a quelque chose d'étonnamment actuel.

À commencer par le narcissisme forcené, l'individualisme à tout crin et la peur de vieillir des trois principaux protagonistes: ils ont la jeune trentaine, sont plutôt à l'aise financièrement, ils n'ont pas envie de s'engager, et ils passent leurs soirées à sortir, écouter de la musique, boire, baiser et parler, parler, parler (un conseil: ne pas lire l'introduction et la préface de Carole Massé avant d'avoir fini de lire le roman, sous peine d'en apprendre trop).

Dans le cas du narrateur, Jérémie, son besoin de parler tient quasi de la logorrhée («abondant flot de paroles débitées rapidement sur de longues périodes», symptomatique du trouble maniaque): il n'a de cesse de décrire le moindre de ses gestes, la plus petite impression, avec une minutie presque effrayante. Et particulièrement intéressante en matière stylistique: Jean Basile a une manière quasi proustienne de raconter le quotidien de Montréalais qui n'auraient toutefois aucune mémoire de leur enfance, nés du macadam et animés par le goût des sensations fortes, ici et maintenant.

Aux côtés de Jérémie, ses deux amis depuis l'adolescence: Judith, plutôt nymphomane et admiratrice de Jérémie, et Jonathan, plutôt écrivain raté et vivant aux crochets de Jérémie. «Judith me rehausse et Jonathan m'abaisse: secret de nos troubles rapports», explique Jérémie à propos des trois «J», qui invoquent régulièrement Victor, un adulte qui les aurait beaucoup influencés pendant leur jeunesse. Depuis cette rencontre avec Victor, ils se perçoivent comme un mythe, un mythe qu'ils cultivent eux-mêmes. Ils sont des personnages de roman qui écrivent le roman: d'ailleurs, dans le deuxième tome de la trilogie, Le Grand Khan (1967), Jérémie et Jonathan font eux-mêmes la critique de La jument des Mongols!

Des airs d'enfants rois

Sombrant parfois dans le burlesque, parfois dans le pathétique, Jérémie, Jonathan et Judith ont quelque chose des Enfants terribles de Jean Cocteau, quelque chose aussi des «enfants rois» et «Téflon» de notre ère. C'est Armande, la fiancée de Jérémie, qui va faire les frais de ces trois «cavaliers mongols» qui n'obéissent qu'à leurs lois et ne professent aucun respect, pas même pour leur monture. Armande va payer pour s'être accolée à cette trinité totalement absorbée par elle-même. Trinité sourde à la politique, à la société qui gravite autour d'elle, aux changements de toutes sortes: «[...] mes romans paraissent légers quand on les compare avec ceux de mes collègues qui écrivirent "sérieux« dans ces années où tout devait être teinté de pessimisme politique, expliquera Basile en entrevue à la revue Moebius (numéro 39), en 1989. Moi, j'aimais les jolies filles et les beaux garçons, les petites situations, les petits soupirs et les petites méditations sur le sens de notre petite vie, etc. Ça détonnait.»

Tout ce qui intéresse Jérémie, Judith et Jonathan, à part leurs petits eux-mêmes, c'est Montréal. Toujours en 1989, Basile l'avouait: il voulait être reconnu comme le premier écrivain «montréalais» («c'est à Montréal que je suis né romancier»), le premier auteur québécois réellement urbain, sans un regard pour la ruralité. Michel Tremblay n'a encore publié aucun écrit, Hubert Aquin non plus...

C'est justement dans ces descriptions de Montréal que le style de Jean Basile tient parfois de la merveille: rythme soutenu et haletant, vocabulaire incroyablement riche, longues phrases tout en méandres sensibles, quasi musicaux, tout ça allié à la justesse de ses observations sur les lieux parcourus par Jérémie, Judith et Jonathan, dans un Montréal où le métro n'existe pas encore...

Ce qu'ils en ont dit...

«C'est un furieux bavard que Jean Basile. [...] Il m'a fait penser, par moments, au François-Régis Bastide de La vie rêvée, à Salinger de Franny and Zooey. [...] Mais ces rapprochements, à vrai dire, ne tiennent à rien. La jument des Mongols, c'est Jean Basile livré au délire de la parole, de sa propre parole, quittant les faux petits drames, faussement atroces de Lorenzo [premier roman de Basile] pour connaître le vif, le pur, l'enivrant plaisir de s'entendre parler. Il s'écoute parler, avec toutes les complaisances, mais nous l'écoutons aussi: c'est la réussite du roman.» - Gilles Marcotte, La Presse, 9 janvier 1965

«Il y a, dans ce livre, une tristesse atroce, qui provient de Montréal, qui est le cinquième personnage de La jument des Mongols. Jérémie, Judith, Jonathan et Armande sortent beaucoup; ils courent constamment les rues, se déchiffrant les uns les autres comme des hiéroglyphes, Champollions à la recherche de taxis. [...] C'est cela le thème de La jument des Mongols: qu'il y a des êtres que la vie ne séduira jamais, qui ne peuvent sentir battre leur coeur que dans le monde factice de l'amour égoïste.» - Jean-Éthier Blais, Le Devoir, 28 novembre 1964

«Après la mort de Jean Basile [...], personne ne s'est préoccupé d'entretenir sa tombe littéraire, de la fleurir d'essentielles rééditions. De toute urgence, il faut proposer aux lecteurs d'aujourd'hui la trilogie de ce journaliste et grand écrivain: La jument des Mongols, Le Grand Khan et Les voyages d'Irkoutsk forment une oeuvre unique, vive, kaléidoscopique, et livrent un regard tragico-burlesque sur le Québec des années 60. Aussi important, le regard, que celui du natif Ducharme.» - Robert Lévesque, La Presse, 11 novembre 2011

«Or, dans la trilogie du romancier, largement autobiographique, dont l'action se déroule durant les mêmes années troubles (1964-1970), le climat politique est absent. Les héros dérivent dans la ville même où sautent les bombes, mais ils sont ailleurs, dans un autre monde où l'érotisme, l'épicurisme et les substances magiques qui ouvrent les ailes de la perception, y sont célébrés. [...] Dans cette trilogie, Mainmise est là, en gestation; on y trouve jusqu'à l'esprit de la «commune» et du partage, une ferveur à la fois mystique et païenne pour la vie, enveloppée par la musique rock de la période». - Claude Robitaille, hommage à Jean Basile publié à la suite de sa mort en février 1992 dans la revue Québec français, numéro 86, été 1992.

«Il ne faut pas se laisser leurrer par l'aspect moderne du texte où l'absence de paragraphes permet aux phrases de se déployer sans interruption le long des six chapitres du récit. Basile ne suit pas le modèle proposé par Alain Robbe-Grillet et les autres adeptes du «nouveau roman», où l'anecdote est réduite et les personnages sont en voie de disparition. Dans La jument des Mongols, l'intrigue riche en événements se développe de façon linéaire, les personnages sont bien cernés et l'on est frappé par l'importance du dialogue où les héros expriment leur conception de la vie. Dépourvus du sens de la réalité, perdus dans la contemplation de leur propre image, ils sont obsédés par le vieillissement et le sentiment de la mort et répètent comme Jérémie: «Il faudrait vivre à l'imparfait». - Denis Schneider, site internet L'île (littérature.org, consacré aux écrivains québécois), 25 août 2000

Une ère de grands travaux

Quand Jean Basile arrive au Québec, en 1960, Montréal est en pleine transformation architecturale et sociologique. En 1962, le pont Champlain, le pont Viau et la Place Ville-Marie sont inaugurés. C'est en 1962 que naît le Front de libération du Québec (FLQ). L'année suivante, le FLQ fait exploser à Montréal des cocktails Molotov et des bombes, qui feront quelques victimes et mèneront à une vingtaine d'arrestations. C'est sur ce fond de violence politique qu'en septembre 1963 est inaugurée la Place des Arts (en novembre, le président John F. Kennedy sera assassiné à Dallas, bouleversant l'Occident). En septembre 1964, les Beatles donnent deux spectacles au Forum de Montréal. À la mi-novembre, Basile lance La jument des Mongols. Toujours en 1964, le Musée d'art contemporain, le Journal de Montréal, la station radio CHOM et la Cinémathèque québécoise sont fondés, pendant que l'on construit la Place Bonaventure et qu'on entreprend les premiers travaux en vue d'Expo 67: l'île Notre-Dame est créée de toutes pièces au milieu du fleuve Saint-Laurent à l'aide des matériaux excavés pour faire le métro!

Extrait La jument des Mongols



«Pour le reste, causeur charmant, ami sincère, camarade serviable en tout temps aussi longtemps que dure le jour, mes collègues de bureau en témoignent; la nuit venue et l'heure des courtines quel démon me saisit et me force à ne voir plus qu'Armande, que je trompe pourtant et sans déplaisir, à qui je le dis d'ailleurs, espérant un mot, un regard de reproche mais jamais rien ne vient qui me rassérénerait, ces nuits abreuvées d'alcool, enfumées où tout va trop vite, où tout chavire au moindre mot [...]; pourtant quand je regarde autour de moi, tout me paraît si aisé, si simple: mon appartement des fenêtres duquel je vois les buildings de la ville, le CIL, la Sun Life, un coin du Reine Elizabeth, la colonnade du Bell Telephone, le dôme vert de Marie-Reine-du-Monde, les quarante-deux étages de la Place Ville-Marie dont les derniers se perdent par temps couvert dans la brume, son feu tournant, les toits des dernières petites maisons de Montréal qui s'écartent ici et là afin de laisser s'épanouir les frondaisons poussiéreuses mais vertes quand même des derniers arbres, l'immeuble de l'Hydro-Québec, le seul illuminé toute la nuit [...].»