Emmanuel Carrère est l’un des rares à pouvoir se mesurer en France à Michel Houellebecq en termes de rayonnement médiatique. La publication de Yoga, après six ans de silence depuis Le Royaume, a été reçue comme l’évènement de la rentrée littéraire, le plaçant aussitôt sur les premières listes des prix Goncourt et Médicis. Or voilà, comme Houellebecq, Carrère a lui aussi droit à sa petite polémique autour du Goncourt.

Plusieurs ne digèrent pas que Yoga, qui est probablement le récit le plus autobiographique de l’auteur où il raconte sa bipolarité et sa dépression, ait été sélectionné, alors qu’en 2018, Le lambeau de Philippe Lançon, que d’aucuns considéraient comme le livre de l’année, avait été écarté sous prétexte que c’était un témoignage, et non de la littérature de fiction. Bref, pourquoi Carrère et pas Lançon ? Mais que serait un Goncourt sans une chicane, hein ?

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Emmanuel Carrère

Je ne vous cacherai pas que je suis une fervente lectrice d’Emmanuel Carrère, dont j’ai lu pratiquement tous les livres et que j’ai interviewé trois fois. Je ne me suis jamais tout à fait remise de D’autres vies que la mienne, mon préféré, qui m’a fait pleurer toute une journée une fois refermé. J’apprends dans Yoga que c’est aussi le favori de Carrère.

Dire que j’attendais impatiemment Yoga, c’est peu dire. Je ne me pouvais plus. Mais j’ai été déçue et j’ai eu de la difficulté à le terminer. Qu’il se retrouve sur la liste du Goncourt m’a étonnée, non parce que la forme est autobiographique, mais parce que j’ai la conviction que ce n’est pas son meilleur.

N’eût été le nom de Carrère sur la couverture, aurais-je lu en entier cette confession très personnelle et un peu répétitive, qui se voulait au départ un « livre souriant et subtil » sur le yoga pour se transformer en récit de sa chute, de son internement, jusqu’à sa remontée au contact de jeunes réfugiés sur une île grecque ? Je ne pense pas, mais on ne laisse jamais tomber un écrivain qu’on aime, puisque chacun de ses livres a une importance dans son parcours.

J’ai bien tenté de comprendre ce qui manquait, alors que j’étais pourtant vendue d’avance. La réponse est peut-être arrivée lorsqu’on a appris que le livre avait été amputé des passages concernant sa rupture avec son ex, la journaliste Hélène Devynck, alors que Carrère est convaincu que la littérature est « le lieu où l’on ne ment pas ». Un accord avec les avocats aurait permis la modification du manuscrit et sa publication à temps pour la saison des prix. Est-ce cette pièce du puzzle qui manquait pour faire tenir ensemble ce récit en fragments ? Carrère écrit en quatrième de couverture :

« C’est un livre sur le yoga et la dépression
sur la méditation et le terrorisme
sur l’aspiration à l’unité et le trouble bipolaire
des choses qui n’ont pas l’air d’aller ensemble
En réalité, si : elles vont ensemble. »

Ce mélange, cette implication du personnel au sein des grands thèmes extérieurs à lui, est ce qui a fait la marque de Carrère, particulièrement depuis le grand du succès de L’adversaire qui a représenté un tournant dans sa carrière. De passage au Salon du livre de Montréal en 2011 pour Limonov, il m’avait dit exactement la même chose : « Au fond, ce qui définit le roman, c’est la narration et tout ce que j’écris est narratif. J’aime bien mélanger des choses dont on dit a priori qu’elles ne devraient pas aller ensemble, mélanger le général à l’intime. »

En fait, j’ai eu l’impression de lire le récit de l’échec d’un livre annoncé, qui aurait peut-être été éclairé autrement s’il avait été mêlé à l’échec amoureux, qui sait. Yoga, c’est un peu l’histoire d’un gars qui pensait écrire un livre sur le yoga avant de sombrer, mais qui va en écrire un quand même, parce qu’il « continue à ne pas mourir ». Le plus poignant est qu’au bout de ce livre, il n’y a plus le regard de son éditeur et meilleur ami, Paul Otchakovsky-Laurens, mort dans un accident de voiture en 2018, celui qui désirait ses manuscrits.

C’est l’aspect le plus fascinant de ce livre : l’obsession de l’écriture.

Qu’il soit en train de méditer dans une retraite ou qu’on l’interne et lui fasse subir des électrochocs, toujours le fantôme de l’écriture rôde, presque tyrannique, un peu comme si en l’absence d’un livre, c’est le livre qui le guettait, tandis qu’il tente de reprendre pied dans le réel.

La raison la plus inavouable de sa retraite de yoga est qu’il est là « pour écrire un livre », qui « pourrait faire un carton ». « Mais durant ces dix jours, est-ce le méditant qui va observer l’écrivain ou l’écrivain qui observe le méditant ? », se questionne Carrère, qui confie que devenir un « écrivain original » est une obsession de jeunesse qui ne l’a jamais quitté. C’est tout ce qu’il sait faire, même s’il ne tape à la machine que d’un doigt (!), en rêvant d’écrire de façon aussi fluide qu’on fait du Tai-Chi. C’est une maladie qui ne lui laisse pas de répit, au contraire de sa bipolarité diagnostiquée, qui a pris une pause de dix ans avant de le rattraper. « Un moment tranquille, comme ça, un moment qui pourrait être contemplatif, un moment que je pourrais simplement vivre, je ne peux jamais vraiment le vivre, jamais y être présent, tout simplement présent, parce qu’aussitôt se manifeste le besoin de le mettre en mots. Je n’ai pas d’accès direct à l’expérience, il faut toujours que je mette des mots dessus. Je ne dis pas que c’est mal. C’est ma raison d’être sur terre et c’est une grande chance, je ne vais pas m’en plaindre, d’avoir ce qu’on appelle une vocation. Mais comme ce serait bien, tout de même, comme ce serait reposant, quel immense progrès ce serait de faire moins de phrases et de voir davantage. »

Le Carrère de Yoga m’a rappelé sa biographie de l’écrivain Philip K. Dick, Je suis vivant et vous êtes morts, un auteur fétiche pour lui, qui a sombré aussi dans le cauchemar. C’est d’ailleurs par le fantastique (son genre favori) et une forme d’horreur que j’ai découvert l’écrivain, avec La moustache ou La classe de neige. Chez Carrère, l’horreur et la menace ne sont jamais loin, et dans Yoga, c’est la peur de la folie, c’est l’ombre inquiétante qui suit sans cesse son amie Erica depuis qu’elle a eu un AVC, c’est la souffrance des migrants à laquelle il frotte sa souffrance psychologique de nanti qui n’en est pas moins une souffrance. Carrère excelle chaque fois qu’il mesure sa souffrance à d’autres vies que la sienne, mais ici, il est terriblement seul. Sa crise psychique a bien failli le couper du monde, et de la seule chose qui l’a, selon lui, toujours sauvé : écrire. Ce qui est à la fois la maladie et le remède, une sorte de Yin et de Yang…

IMAGE FOURNIE PAR P.O.L

Yoga, d’Emmanuel Carrère

Yoga
Emmanuel Carrère
P.O.L
392 pages