Sa gestion est aussi férocement critiquée dans l’opinion publique que celle du Canadien. Son entreprise vacille encore sous une énorme dette de 9 milliards US. Alain Bellemare, PDG de Bombardier depuis cinq ans, aurait-il pu faire mieux ? Portrait d’un enfant hyperactif d’Hochelaga-Maisonneuve devenu celui par qui passe la survie (ou non) d’une icône québécoise en déroute.

Pas tout à fait comme prévu

PHOTO RYAN REMIORZ, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le nouveau président et chef de la direction de Bombardier, Alain Bellemare (à gauche), et son prédécesseur, Pierre Beaudoin, dorénavant président du conseil d’administration, lors de l’assemblée annuelle des actionnaires, en mai 2015.

Alain Bellemare n’hésite pas une seconde quand on lui pose la question : il y a une « grosse différence » entre le job chez Bombardier qu’il pensait avoir accepté il y a maintenant cinq ans et celui qui a finalement été le sien.

Encore cette semaine, les rumeurs de mise en vente de Bombardier Aviation sont venues rappeler que l’entreprise n’est pas au bout de ses peines – on en saura encore plus lors de la publication des prochains résultats, jeudi.

« Je suis venu en pensant que les difficultés de la C Series étaient vraiment le cœur du problème de Bombardier, mais au fil des mois qui ont suivi, j’ai réalisé que le problème était beaucoup plus large, beaucoup plus profond qu’un seul programme. Il y avait beaucoup de travail à faire. »

Le 12 février 2015, Alain Bellemare a officiellement été désigné pour occuper le bureau réservé au grand patron de Bombardier, au 30étage d’un édifice du boulevard René-Lévesque. À défaut d’être un symbole de modernité, le style de l’endroit est élégant, somptueux. Qu’il aime ou non, le nouveau venu, qui venait de quitter la direction de la division aéronautique du géant américain United Technologies, allait l’occuper très intensément au cours des premiers mois.

« Les gens qui me connaissent le savent, ma première année ici, j’ai été neuf mois de file à travailler sans une journée de vacances, à dormir en moyenne trois ou quatre heures par nuit.

« Jusqu’à ce que je sache que nous allions avoir une entente avec Québec [NDLR pour un investissement de 1 milliard US] et qu’on était en discussions avec la Caisse, je ne savais pas où ça s’en allait. Ç’a été une période très très difficile. C’est très différent de mener une compagnie comme United Technologies et d’en gérer une autre qui est en difficulté financière. »

Des surprises

Les états financiers de Bombardier sont publics. L’entreprise est scrutée à la loupe par une armée d’analystes financiers. On pourrait croire qu’Alain Bellemare savait exactement dans quel navire il s’embarquait. Pas tout à fait, avoue-t-il maintenant.

« Nous étions devant un problème de liquidités important. De regarder les bilans et le passé, c’est une chose, mais de comprendre ce qui s’en vient devant toi et ce qu’il reste à faire, par rapport à ce qui est connu, c’est autre chose. »

Ça m’a pris, je dirais, environ six mois avant de comprendre l’ampleur de la tâche et de réaliser que ça n’allait pas être un job de PDG normal, de simplement diriger les opérations d’une compagnie d’une taille de 20 milliards de dollars, mais plutôt d’embarquer dans un plan important de redressement.

Alain Bellemare, PDG de Bombardier

Ces neuf mois de travail successifs, M. Bellemare les a d’abord consacrés à bâtir un plan en trois phases, sur cinq ans. Il fallait d’abord éloigner le risque de faillite, puis rendre les opérations profitables, avant de s’attaquer à la dette.

« Les trois phases, je les ai faites ici, à 6 h du matin, avec un flipchart », dit-il en désignant du menton ledit tableau de conférence, toujours dans le coin de son bureau.

« Le premier enjeu, c’était la survie de l’entreprise. »

Très vite, il a regarni les coffres pour créer de la distance entre l’entreprise et le gouffre de la faillite : émission d’actions, émission de dette, obtention d’un investissement de Québec dans la C Series et vente d’une portion de Bombardier Transport à la Caisse de dépôt et placement.

Ces étapes franchies, une réalité demeurait : l’entreprise continuait de perdre de l’argent et de brûler ses liquidités. Bref, elle fonçait vers le gouffre. Il fallait donner un coup de frein, et vite.

« J’ai géré avec un sentiment d’urgence qui a été le plus élevé que j’ai jamais eu dans ma carrière, explique M. Bellemare. Si vous parlez à mes anciens collègues, je ne suis pas reconnu pour avoir beaucoup de patience. Mais dans ce cas-ci, ce n’était pas juste une question de patience. C’était une question, au début, de survie. Puis d’accélérer des initiatives que, dans une entreprise normale, tu échelonnes sur un certain nombre de mois ou d’années. On n’avait pas le luxe du temps ici, on devait agir rapidement. »

Dans les circonstances…

PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, ARCHIVES LA PRESSE

« M. Bellemare n’avait aucune carte favorable dans son jeu quand il est arrivé, estime Mehran Ebrahimi, directeur de l’Observatoire international de l’aéronautique et de l’aviation civile. La dette était déjà là. Il manquait d’argent pour la C Series. Le CRJ [ci-dessus], c’est vrai qu’on ne pouvait pas réinvestir là-dedans, c’était un avion vieillissant. »

Très critiquée dans l’opinion publique, la performance d’Alain Bellemare est plutôt excusée, voire parfois vantée par ceux qui suivent l’entreprise de près depuis son arrivée.

« Il est venu pour transformer l’entreprise et il a raisonnablement bien réussi compte tenu des circonstances très éprouvantes », estime Karl Moore, professeur de gestion à l’Université McGill.

« Si je devais lui donner une note, elle serait très bonne, ajoute Mehran Ebrahimi, directeur de l’Observatoire international de l’aéronautique et de l’aviation civile. M. Bellemare n’avait aucune carte favorable dans son jeu quand il est arrivé. La dette était déjà là. Il manquait d’argent pour la C Series. Le CRJ, c’est vrai qu’on ne pouvait pas réinvestir là-dedans, c’était un avion vieillissant. »

La doyenne de la faculté d’administration de l’Université Memorial et spécialiste de l’industrie aéronautique Isabelle Dostaler, convient elle aussi qu’il est loin d’être certain que quiconque aurait pu faire mieux que M. Bellemare.

« C’est tellement facile de gérer de l’extérieur, dit-elle. Comme le Canadien. »

« C’est trop facile de critiquer, juge le coordonnateur du syndicat des Machinistes, David Chartrand. Moi-même, on a déjà critiqué mon travail. Mais tu n’as pas vu ce que j’ai vu, tu n’as pas eu à prendre de décisions comme moi. Il y a des moments où je le regardais et je me disais : “Je ne la veux pas sa job.” »

« La bonne nouvelle, c’est qu’on n’a pas manqué d’argent, plaide de son côté M. Bellemare. Je ne veux pas me vanter, ce n’est pas mon genre, mais tout en restant humble, je suis vraiment fier de ça. Je pense que sans ce sentiment d’urgence et l’habileté à prendre des décisions rapides, de les exécuter et de passer à la prochaine étape, je ne suis pas sûr qu’on serait à la même place aujourd’hui. »

Cette place est encore très loin d’être enviable.

« Est-ce que l’entreprise est là où je voudrais qu’elle soit cinq ans plus tard ? demande le syndicaliste David Chartrand. C’est sûr que non. Est-ce que c’est de sa faute [à Alain Bellemare] ? Ouf… Moi, je ne peux pas dire ça. […] Les gens sont tellement choqués par la structure de bonus et les salaires qu’il a reçus qu’ils perdent de vue tout le reste. »

PHOTO NINON PEDNAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Des manifestants dénoncent les hausses accordées aux dirigeants de Bombardier, à Montréal, le 9 avril 2017.

Selon l’information publiée par Bombardier dans sa circulaire, M. Bellemare a touché une rémunération totale de 10,6 millions de dollars américains lors de chacune des années 2017 et 2018. En 2017, l’assemblée annuelle de l’entreprise a donné lieu à une manifestation décriant les hausses accordées aux dirigeants l’année où l’entreprise avait été sauvée par Québec.

Encore des problèmes

Le dévoilement des résultats financiers de 2019, prévu jeudi prochain, est attendu de pied ferme.

Régulièrement au cours des dernières années, M. Bellemare a fait miroiter un avenir où Bombardier, débarrassée de ses canards boiteux, s’appuierait sur deux créneaux forts, les trains et les avions d’affaires. S’il faut en croire les rumeurs des dernières semaines, cet avenir est maintenant remis en question et l’une des deux divisions pourrait être vendue.

À l’origine du déraillement : de graves problèmes à livrer une demi-douzaine de gros projets de trains, ce qui a retardé la capacité de Bombardier à dégager les liquidités nécessaires au remboursement de sa dette.

Il y a une période en 2018 où les gens pensaient que tout allait bien et tout baignait dans l’huile et moi, je disais : “Non, il reste encore beaucoup de travail.” Et malheureusement, les trains nous ont rattrapés.

Alain Bellemare

« On savait qu’il y avait des problèmes dans le train, les équipes faisaient une super job, mais il y a des choses qu’on n’avait pas vues venir. »

Ces difficultés ont entamé la confiance qu’avaient jusque-là les analystes financiers envers M. Bellemare et son équipe, qui atteignaient de façon régulière les cibles de leur plan de redressement de cinq ans. Au cours de la dernière année, les questions sont devenues de plus en plus pointues et insistantes lors des traditionnelles téléconférences accompagnant le dévoilement des résultats trimestriels. Jeudi ne fera certainement pas exception.

Le petit tannant

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Alain Bellemare et Calin Rovinescu, grand patron d’Air Canada, partagent le même amour du sport. Tous deux adeptes de randonnées à vélo et de ski de haute route (alpine touring) : deux activités qu’ils pratiquent régulièrement ensemble. 

La scène se déroule dans une classe de 3e année, au tournant des années 70. Alain Bellemare et ses camarades partagent un grand local divisé en quatre classes par des tableaux sur roues, à l’école primaire Guillaume-Couture, dans l’arrondissement de Mercier–Hochelaga-Maisonneuve. Soudain entre une nouvelle enseignante : sa mère.

« C’était pas drôle ! », s’exclame-t-il en riant.

« Ben… c’était drôle en maudit pour moi, se ravise-t-il ensuite. J’étais vraiment bouffon en classe, j’en manquais pas une. Quand ma mère est venue, je peux te dire que tout le monde riait. »

Sa mère, femme à la maison jusque-là, a ensuite terminé ses études et est devenue enseignante à temps plein.

« Elle a été soulagée quand j’ai [fini mon] primaire et que je n’étais plus dans ses pattes. J’étais tannant à l’école. Les autres professeurs lui parlaient tout le temps de moi, elle haïssait ça. Elle revenait à la maison et essayait de me corriger, ça n’a pas trop été un succès. »

Pas tellement, en effet, si l’on se fie à la description de lui faite dans son album de finissants de l’Université de Sherbrooke.

« Bon conteur d’histoire, boute-en-train dans tout groupe », peut-on lire, parmi une série de petites références difficiles à décoder pour les non-initiés, mais qui font notamment état de ses succès auprès de la gent féminine.

IMAGE FOURNIE PAR L’UNIVERSITÉ DE SHERBROOKE

La fiche d’Alain Bellemare dans l’album de finissants de l’Université de Sherbrooke

Produit du Québec

Tout son parcours scolaire s’est déroulé à l’école publique, un fait qu’il n’oublie pas et qui lui fait apprécier la société québécoise.

« Mes parents n’avaient pas de sous. J’ai grandi comme tout le monde, j’ai joué au hockey dans la rue pendant toute ma jeunesse, je suis allé à l’école publique toute ma vie. À Guillaume-Couture, à Louis-Riel, au cégep Maisonneuve-Rosemont, puis à Sherbrooke.

C’est le système d’ici qui m’a bien préparé. Moi, mon cœur, il est à Montréal. […] Revenir travailler ici, je l’ai fait vraiment avec mon cœur, parce que je voulais vraiment que ça fonctionne.

Alain Bellemare

« Pour moi, c’est important. Je ne suis pas né avec une cuillère d’argent dans la bouche. J’ai trois photos sur mon bureau : ma copine, la ferme où j’ai grandi et mes deux enfants. »

La ferme ? Oui, parce que ses grands-parents possédaient une ferme laitière à Sainte-Ursule, en Mauricie.

« Jusqu’à ce que je travaille au McDonald’s, à 16 ans, j’ai passé tous mes étés et tous mes week-ends à la ferme. Je ne pense pas que j’ai manqué une fin de semaine. Mon père faisait l’aller-retour à Montréal quand j’avais un match de hockey. Je jouais au hockey le matin, puis en revenant, on allait jouer sur la patinoire près du couvent. Après, on allait faire le train.

« Tu sais, parfois on dit qu’on travaille fort… Quand tu travailles dans une ferme, c’est vraiment travailler fort, sans arrêt. »

C’est cet attachement au Québec qui l’a convaincu d’y revenir, après huit années passées aux États-Unis, pour diriger Bombardier, dit-il.

« Nous [United Technologies] étions un gros fournisseur de Bombardier, surtout sur la C Series. Je voyais les difficultés qu’ils avaient et ça me faisait quelque chose. Je voulais vraiment aider Bombardier. »

« Il a pris une baisse de salaire », rappelle son ancien patron chez Pratt & Whitney et United Technologies, Louis Chênevert, tout en étant bien conscient de la grogne, injustifiée selon lui, suscitée au Québec par cette rémunération.

Grand sportif

L’un de ceux qui riaient des blagues de M. Bellemare en classe s’appelait Réal Bouclin. « De 7 à environ 18 ans, on était inséparables », témoigne celui qui a fondé et dirige toujours le Groupe Sélection, actif dans les résidences pour retraités.

Ils ont joué au hockey dans les mêmes équipes. « On a eu nos premières blondes en même temps », se souvient M. Bouclin.

Il se souvient d’un élève brillant, très fort en mathématiques. D’un leader aussi. « Au hockey, une année, c’était lui qui était capitaine, l’autre, c’était moi. »

Le sport a joué et continue de jouer un grand rôle dans la vie du président de Bombardier. C’est d’abord là qu’il a pu évacuer son trop-plein d’énergie.

« Ce niveau d’énergie, je l’ai tout le temps eu, dit-il, même quand j’étais petit gars. Je n’arrêtais pas. C’est sûr qu’on m’aurait mis sur le Ritalin quand j’étais petit. Sûr sûr. Peut-être que je devrais l’être encore aujourd’hui ! Je pense que c’est le sport qui m’a sauvé. »

Son menu sportif actuel inclut de la nage presque tous les matins, dans un centre sportif près de chez lui. L’été, il privilégie le vélo et la course, avec des amis autant que possible. L’hiver, il se tourne vers la raquette et le ski de haute route (alpine touring), une discipline qui consiste à grimper une montagne sur des skis comparables à des skis de fond, avant de la redescendre.

Des heures d’effort pour quelques minutes de descente, résume le grand patron d’Air Canada, Calin Rovinescu, un partenaire régulier pour cette activité et des randonnées estivales à vélo.

Il aime encore jouer au hockey, mais reconnaît que c’est difficile compte tenu de son emploi du temps. Lui et M. Bouclin prévoyaient quand même de participer ensemble, pour le troisième hiver de suite, à un mystérieux tournoi de hockey extérieur organisé par un ami et regroupant huit équipes dont la masse salariale – à défaut du talent – se rapproche de celle d’une équipe de la LNH, si l’auteur de ces lignes a bien décodé la liste d’invités.

En équipe

Le sport d’équipe continue d’influencer son style de gestion. C’est du moins ainsi qu’il explique une observation de M. Rovinescu.

« Il s’intègre beaucoup avec son équipe de direction, a noté le PDG d’Air Canada. C’est quelque chose qui m’a toujours impressionné chez lui. Quand tu le vois à des évènements-bénéfice, il a toujours à côté de lui son équipe de direction supérieure, les cinq, six ou sept personnes qui l’entourent. Ils font beaucoup de choses ensemble. Il a vraiment bâti un bon esprit d’équipe avec eux.

« C’est intéressant, c’est plutôt un style entrepreneur que bureaucrate. Ça l’a aidé à vivre ces années difficiles. Il a beaucoup d’amitié pour eux et c’est réciproque. Il les traite comme des amis, pas seulement comme des employés ou des dirigeants. »

L’homme des décisions difficiles

PHOTO TIM HEPHER, ARCHIVES REUTERS

Un Airbus A220 (l’ex-Bombardier C Series) est assemblé dans les installations d’Airbus à Mirabel, le 14 janvier.

Tom Enders a été le grand patron d’Airbus pendant sept ans, de 2012 à 2019. Des décisions difficiles, il en a pris plusieurs. Et il est bien placé pour reconnaître que son ami Alain Bellemare – « il peut m’appeler n’importe quand, le jour ou la nuit, et je serai là » – a dû en prendre plus d’une lui aussi. En particulier une qui les liera à jamais dans les livres d’histoire de l’aéronautique : la vente de la C Series.

« C’est un penseur stratégique remarquable », a affirmé M. Enders, dans une entrevue accordée à La Presse au cours de l’automne.

Les deux hommes se connaissent depuis 10 ans, à l’époque où Alain Bellemare dirigeait Pratt & Whitney, dont Airbus était un des clients.

PHOTO REGIS DUVIGNAU, ARCHIVES REUTERS

Tom Enders, alors grand patron d’Airbus, et Alain Bellemare s’adressent aux journalistes pour annoncer l’entente conclue entre Bombardier et le constructeur aéronautique européen, à Colomiers, en banlieue de Toulouse, le 17 octobre 2017. 

« L’entente pour la C Series était très courageuse de sa part, poursuit-il. Je sais qu’il a été fortement critiqué pour cela au Canada. Mais être un leader, ce n’est pas seulement lever son doigt dans les airs et suivre le vent. Parfois, le vent ne va pas dans la bonne direction. »

Proposition étonnante

Des discussions entre Bombardier et Airbus avaient déjà eu lieu en 2015, peu après la nomination de M. Bellemare. Elles avaient échoué, Airbus jugeant le projet trop risqué.

« Quand les négociations ont repris à l’été 2017, il comprenait nos inquiétudes, explique M. Enders. Il s’est placé dans nos souliers. »

La première rencontre a eu lieu dans un restaurant de Paris.

« Alain a lancé le bal avec une proposition surprenante, totalement non conventionnelle, avant même que nous fassions nos demandes. »

La proposition en question consistait à céder à Airbus une part majoritaire, sans frais. Une offre pas aussi facile à accepter qu’il le paraît, rappelle M. Enders.

« Il avait compris qu’il y avait encore beaucoup de risques (liabilities) à venir. C’était une vraie pensée stratégique. Il connaît ses chiffres et il n’a pas peur de penser différemment (out of the box). »

« Il a un certain courage d’exécution qui n’existe pas chez tout le monde », constate lui aussi le président et chef de la direction d’Air Canada, Calin Rovinescu.

« Il est entré dans une situation qui était très très précaire, avec une atmosphère un peu compliquée étant donné le contrôle de Bombardier par la famille, le fait que Bombardier est un fleuron de l’économie canadienne et du Québec… Ce n’est pas une situation facile.

« Il a eu le courage de faire ce qui était nécessaire pour l’entreprise. »

Ce courage est en fait l’une des premières choses qu’ont mentionnées tous les observateurs interrogés au sujet de M. Bellemare.

« Je savais qu’il ne serait pas peureux et qu’il prendrait les bonnes décisions », estime son ancien patron Louis Chênevert. « C’est l’un des meilleurs que j’ai vus dans ma carrière pour résoudre des problèmes ».

Le pragmatisme d’un ingénieur

Ce courage lui donne des airs de gestionnaire froid, estime Mehran Ebrahimi.

Il est très constant, très fidèle à sa logique, pas dans les sentiments. Ce qui est symbolique, on s’en fout, il va aller vers l’essentiel. Pour lui, la finalité, c’est la pérennité de l’entreprise, sa survie.

Mehran Ebrahimi, directeur de l’Observatoire international de l’aéronautique et de l’aviation civile

« Il n’y a pas de décision difficile qui soit facile à prendre », rappelle le principal intéressé.

« Je pense que j’ai une approche vraiment pragmatique. Je vais regarder toutes les options, je vais aller dans tous les coins et je vais tester toutes les opportunités avant de prendre une décision, mais je vais le faire vite. Il faut que tu les prennes vite, ces décisions, parce qu’une fois que c’est fait, tu peux t’attaquer à la prochaine. »

Ce pragmatisme s’inscrit dans la formation de M. Bellemare, selon M. Rovinescu.

« Il a commencé sa vie dans les opérations, pas dans la finance ou la stratégie ou autre chose. Je pense qu’il s’est attaqué au mandat de Bombardier avec cette mentalité opérationnelle. Il a accompli beaucoup jusqu’à présent avec les cartes qu’il avait en commençant. »

M. Ebrahimi trace d’ailleurs un parallèle entre MM. Bellemare et Rovinescu.

« Un peu comme M. Rovinescu, il ne cherche pas à être aimé. Ce n’est pas un gestionnaire aimé. Son salaire, les bonus et tout ça, ça a beaucoup entaché sa réputation sur la place publique. »

En personne, l’homme est pourtant charismatique. Sa « présence » est l’une des plus fortes que le professeur Karl Moore, de l’Université McGill, ait observées parmi la série de hauts dirigeants qui ont défilé dans sa classe pour venir s’entretenir avec ses étudiants, « avec Stephen Bronfman et David Bensadoun », juge-t-il.

Les mises à pied

PHOTO JASON ALDEN, ARCHIVES BLOOMBERG NEWS

Faire des mises à pied « est la plus dure des décisions que [l’on ait] à prendre », souligne Alain Bellemare. Depuis cinq ans, Bombardier a supprimé 23 200 emplois.

Quand l’homme d’affaires Réal Bouclin a vécu récemment un divorce médiatisé, il a pu bénéficier de l’appui de son ami d’enfance Alain Bellemare.

« Il m’appelait régulièrement, le matin, pour savoir si ça allait. » Il s’agissait d’une inversion des rôles, M. Bellemare ayant lui-même profité de l’appui de son ami lors de son propre divorce, peu après son retour à Montréal.

« C’est quelqu’un de très sensible », note M. Bouclin.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

L’homme d’affaires Réal Bouclin est ami avec Alain Bellemare depuis l’enfance.

D’ailleurs, quelques heures après l’annonce de mises à pied chez Bombardier, il y a quelques années, les deux amis soupaient ensemble. Alain Bellemare était très ému, se souvient M. Bouclin. Ça se voyait.

Jean-Luc Breton se souvient lui aussi que son collègue du début des années 90, dans l’usine de Kraft à Mont-Royal, était « très touché par le côté humain de la business ». Lui et M. Bellemare avaient le même âge et occupaient des bureaux voisins. Entré à l’ingénierie, M. Bellemare y a gravi les échelons jusqu’à superviser le travail de tous les directeurs d’unités d’affaires. Son travail lui a permis d’attirer l’œil de Louis Chênevert, alors chez Pratt & Whitney, qui se savait destiné à partir pour les États-Unis et prévoyait sa succession.

« Je l’ai vécu »

« J’ai un background opérationnel, rappelle M. Bellemare, je suis un ingénieur de formation. J’adore les technologies, je suis un industriel, mais en même temps, j’aime les gens. Je n’aurais pas été un bon chercheur, parce que j’aime travailler avec les gens. »

C’est entre autres ce qui fait des mises à pied la portion la plus difficile de son métier.

« Quand tu fais des mises à pied ou que tu prends des décisions qui ont des impacts sur le monde, les gens s’imaginent que c’est facile pour un PDG. C’est la plus dure des décisions que tu as à prendre. Tu le fais parce que tu sais que ça va avoir un impact sur 2000 employés, mais qu’il y en a 60 000 qui vont en bénéficier puisque c’est la bonne chose à faire pour l’entreprise. »

Le père de M. Bellemare était typographe. Avant d’être embauché à La Presse, il avait perdu un autre emploi.

Je me souviendrai toujours quand mon père est arrivé et qu’il a mis l’enveloppe sur la table, avec ma mère, et lui a dit : “Je n’ai plus de job”. J’étais tout petit, mais je m’en souviens comme si c’était hier, où on était, comment c’est arrivé. Quand on parle de sensibilité pour les mises à pied, les gens disent plein de choses. Je l’ai vécu, voir mon père perdre sa job.

Alain Bellemare

De telles décisions ont leur poids, confirme-t-il.

« Chaque fois que je prends une décision tough, je finis la journée chez moi dans mon lit et je peux passer une nuit sans dormir ou à mal dormir, en me disant que c’est la dernière que je fais. Et je reviens. Mes batteries se rechargent et on repart, puis il y en a une autre. Malheureusement, ici, il y en a eu plus que je l’aurais souhaité. »

C’est d’autant plus ardu depuis qu’il est à la tête de Bombardier, reconnaît-il. L’entreprise « est le Canadien du monde industriel », l’avait-on prévenu avant son arrivée. Il a fini par comprendre un peu plus tard ce que cela signifiait, en termes de pression médiatique.

« Quand tu ne performes pas, ou quand les gens pensent que tu ne performes pas, sans vraiment comprendre tout le fond de l’histoire, ils ne se gênent pas pour le dire. Ça fait partie de notre environnement ici à Montréal et moi je suis montréalais, je suis né à Montréal, j’ai grandi à Montréal et à la ferme familiale. J’ai une fabrique d’ici. Il y a des bouts où c’est dur, parce que je ne suis pas un étranger. Je ne suis pas revenu au Québec pour ne pas que ça marche. J’aurais pu rester aux États-Unis et faire autre chose. Je suis revenu au Québec parce que je voulais vraiment faire en sorte que ça fonctionne à Bombardier. »

Beaucoup d’énergie, moins de patience

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Alain Bellemare, en octobre 2005, alors PDG de Pratt & Whitney

Il y a le courage, et il y a l’énergie. C’est l’autre mot qui revient dans la bouche de tous ceux qui ont pu observer Alain Bellemare dans ses fonctions.

« C’est quelqu’un d’extrêmement travaillant, c’est très très clair », se souvient Jean-Luc Breton.

« C’est l’un des présidents les plus travaillants que nous ayons reçus en classe, l’un des plus travaillants au Canada », estime Karl Moore, professeur à l’Université McGill.

Louis Chênevert parle d’une « énergie inarrêtable ».

PHOTO IVANOH DEMERS, ARCHIVES LA PRESSE

Louis Chênevert, ancien patron d’Alain Bellemare chez Pratt & Whitney

Des fois, il poussait tellement fort, il allait tellement vite, que je devais lui rappeler d’être certain que son équipe puisse le suivre.

Louis Chênevert, ancien patron d’Alain Bellemare chez Pratt & Whitney

Quand on lui fait part de cette affirmation, M. Bellemare sourit. De toute évidence, il n’est pas surpris de la confidence de son ancien patron.

« Tu t’améliores en vieillissant, tu es plus sensible à ça », admet-il.

Sa fiche de finissant à l’Université de Sherbrooke, écrite par un camarade de promotion, affirme que « lorsqu’il veut quelque chose, il travaille jusqu’à son obtention ».

« Je crois en mes idées. J’écoute énormément, je reçois beaucoup de commentaires et je les ajuste régulièrement, mais quand on bouge, on bouge.

« On prend de l’expérience. Sans dire que c’était un problème, je poussais plus et parfois ça engendrait plus de friction dans le système. Aujourd’hui, il y en a moins de ça. Ça ne veut pas dire qu’il n’y en a pas à l’occasion, mais mon approche est beaucoup plus balancée. Je n’ai plus 35 ans, j’ai 58 ans. »

« Il est impatient par moments, observe Karl Moore. Il a brisé quelques œufs en chemin et plusieurs hauts dirigeants ont quitté depuis son arrivée. Mais il les a laissés partir. Il a une certaine patience, mais si tu ne peux pas livrer les résultats qu’il attend, il va trouver quelqu’un qui va le faire. »

C’est là justement le discours qu’ont tenu plusieurs actionnaires de Bombardier au cours des dernières années face à sa propre incapacité à leur procurer un rendement. Il semble néanmoins peu probable qu’il soit remplacé avant que le redressement ne soit achevé. Et après ? Alain Bellemare peut-il gérer une entreprise de façon « normale » et la faire croître ?

« Il l’a déjà fait chez Pratt & Whitney, rappelle M. Moore. Il va certainement vouloir rester quelques années pour montrer que ça marche, que c’était la bonne stratégie. »