Les appels à la fin de l’omerta dans le secteur public se heurtent à une dure réalité. Dans plusieurs organismes, des patrons traitent les dénonciations provenant de lanceurs d’alerte parmi le personnel. Une pratique qui perpétue la loi du silence et qui compromet l’indépendance et l’impartialité du traitement des dossiers, tout en rappelant l’affaire de l’agronome Louis Robert.

C’est ce que révèle un rapport du gouvernement du Québec sur la mise en œuvre de la Loi facilitant la divulgation d’actes répréhensibles à l’égard des organismes publics. Entrée en vigueur il y a trois ans, cette loi faisait partie des recommandations de la commission Charbonneau sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction.

Elle vise à permettre à une personne de dénoncer en toute confidentialité des abus, de la mauvaise gestion ou des contraventions aux lois dans les organismes publics et de bénéficier d’une protection contre les représailles. Le lanceur d’alerte peut s’adresser au Protecteur du citoyen – l’ombudsman du Québec – ou au responsable du suivi des divulgations de l’organisme, une personne nommée par « la plus haute autorité administrative » de cet organisme.

Or, « un bon nombre de responsables du suivi des divulgations occupent un poste de haute direction dans l’organisation, ce qui peut avoir pour conséquence de remettre en cause l’indépendance et l’impartialité du traitement et de décourager la divulgation interne », constate le Secrétariat du Conseil du trésor dans son rapport sur la mise en œuvre de la loi.

Il ajoute : « Bien que le Secrétariat ait fourni des consignes claires aux organismes en ce qui concerne la personne qui devrait être désignée à titre de responsable du suivi, plusieurs ont tout de même choisi des hautes dirigeantes et hauts dirigeants. »

« Un frein à la divulgation »

Dans ses « consignes claires » envoyées aux organismes, le Trésor signale que « l’identification d’un membre du personnel situé dans les hautes sphères de la hiérarchie [lui] porte à penser que son statut sera un frein à la divulgation ; les membres du personnel ne seront pas nécessairement à l’aise de collaborer aux vérifications entreprises par celui-ci ou seront même intimidés ou obligés de le faire ; il pourrait être perçu comme une façon, pour l’organisme public, de contrôler l’information, affectant ainsi la crédibilité et l’impartialité de la procédure interne de divulgation ».

Il avait recommandé aux organismes de confier le poste de responsable du suivi des divulgations à « un employé de niveau professionnel, tel qu’un conseiller en éthique, à la protection des renseignements personnels, en gestion des ressources humaines ou un juriste ».

Autre problème constaté par le Trésor : les hauts dirigeants ont bien des chats à fouetter et n’ont pas le temps de traiter les dénonciations, ce qui entraîne des pratiques douteuses. « Dans certains cas, la charge importante de travail et un horaire laissant peu de disponibilités font en sorte que ces responsables délèguent les vérifications à d’autres personnes », peut-on lire

Cela peut engendrer une violation de la confidentialité dans le traitement des renseignements faisant l’objet de la divulgation, voire enfreindre la protection de l’identité de la divulgatrice ou du divulgateur.

Extrait du rapport du Secrétariat du Conseil du trésor

Le rapport souligne qu’en raison des pratiques actuelles, « des syndicats recommandent à leurs membres de s’adresser directement au Protecteur du citoyen afin de s’assurer de l’impartialité du traitement du dossier ».

C’est le cas du Syndicat de la fonction publique du Québec (SFPQ), qui craignait depuis l’adoption de la loi que des ministères et organismes désignent des hauts dirigeants pour traiter les dénonciations. 

« Ce sont les patrons, ce sont des personnes qui ont un très gros rôle d’influence à travers le ministère ou l’organisme. Pour nous, ça pose problème. Il n’y a pas vraiment d’indépendance », soutient son président, Christian Daigle. Selon lui, cette réalité décourage la dénonciation en plus d’augmenter les risques de fuite concernant l’identité du lanceur d’alerte.

Des relents de l’affaire Louis Robert

Ces constats rappellent l’affaire Louis Robert, cet agronome qui avait dénoncé des pratiques au ministère de l’Agriculture. Il s’était adressé à la responsable du suivi des divulgations du Ministère. Il s’agissait alors de la secrétaire générale et directrice de la coordination ministérielle. Elle relevait directement du sous-ministre.

Elle avait révélé l’identité du divulgateur Louis Robert au sous-ministre, en plus de l’informer du sujet de la dénonciation et de l’état d’avancement du dossier au fil des différentes étapes, a conclu le Protecteur du citoyen dans son rapport d’enquête rendu public il y a un an. Il dénonçait des « manquements majeurs » à la loi de la part du Ministère.

Rappelons que Louis Robert avait été congédié pour avoir parlé aux médias de l’ingérence du privé dans la recherche scientifique sur les pesticides. Il a depuis reçu des excuses et réintégré son poste.

Dans son rapport sur cette affaire, le Protecteur du citoyen a recommandé au Conseil du trésor de « revoir le rôle et l’encadrement législatif des responsables du suivi des divulgations, afin d’assurer un accompagnement adéquat des lanceurs d’alerte, la confidentialité complète ainsi qu’un traitement des divulgations dépourvu de conflits de loyauté ».

Des changements à venir

Un an plus tard, le Trésor abonde et recommande dans son rapport de « revoir le rôle et les responsabilités des acteurs sollicités dans l’application de la Loi ». Il propose de confier au Protecteur du citoyen le mandat exclusif de recevoir les divulgations du personnel des organismes publics. Le responsable du suivi des divulgations se verrait ainsi « retirer la responsabilité de recevoir et de traiter » les dénonciations. Il faudrait plutôt lui « attribuer un rôle d’agent de liaison ou de contact interne pour le Protecteur du citoyen ». Il aurait également « un rôle de promotion et d’agente ou agent d’information auprès du personnel ». Le SFPQ est favorable à cette recommandation.

Une commission parlementaire de l’Assemblée nationale se penchera l’automne prochain sur le rapport du Trésor. Ce dernier avait la responsabilité de faire le bilan de la mise en œuvre de la loi trois ans après son entrée en vigueur.

Le gouvernement a l’intention de mettre en œuvre les recommandations.

Je pense que c’est une loi tellement importante qu’il va falloir faire les changements appropriés le plus rapidement possible.

Christian Dubé, président du Conseil du trésor, en entrevue avec La Presse

M. Dubé a commenté du bout des lèvres les constats du rapport. Reconnaît-il qu’il y a un problème à ce que dans de nombreux organismes, on se retrouve avec un haut dirigeant, quelqu’un qui est en poste d’autorité, qui est un patron, traitant les dénonciations ? « Ce ne serait pas dans le rapport si je ne le croyais pas. Il y a besoin d’un changement », s’est-il contenté de répondre.

Le rapport du Trésor survient alors que des travailleurs du réseau de la santé ont dit avoir peur de dénoncer des situations depuis le début de la pandémie de COVID-19 par crainte de représailles. La ministre de la Santé et des Services sociaux, Danielle McCann, a répliqué en créant une adresse électronique pour leur permettre de faire des dénonciations en toute confidentialité. Un total de 1791 messages avaient été reçus en date du 22 mai, un peu moins d’une semaine avant le lancement.

« Quand on voit la ministre McCann dire qu’il faut que les gens puissent dénoncer des choses sans se faire réprimander et qu’il faut libérer la parole, on espère que l’ensemble des ministères et des organismes vont dire la même chose pour tous les fonctionnaires aussi », souligne Christian Daigle, du SFPQ.

Des organismes en défaut

Un peu plus de 350 ministères et organismes publics sous la responsabilité du Trésor sont visés par la Loi facilitant la divulgation d’actes répréhensibles. En date du 19 décembre dernier, 9 % d’entre eux (31) n’avaient pas de responsable du suivi des divulgations. Soit parce qu’ils n’en avaient pas nommé un encore, soit parce que le poste était vacant en raison du départ de la personne désignée. Parmi ces organismes, il y en a un qui retient particulièrement l’attention : l’Assemblée nationale !

148 divulgations dans 34 organismes

Au cours de l’année 2018-2019, « la majorité des responsables du suivi n’ont reçu aucune divulgation », souligne le rapport du Trésor. Un total de 148 divulgations ont été traitées dans34 organismes. De ce nombre, 20 se sont avérées fondées. « Certaines faisaient état de plusieurs actes répréhensibles. Par conséquent, 26 actes répréhensibles allégués se sont avérés fondés. » Ces actes étaient principalement « un usage abusif des fonds ou des biens d’un organisme » (8 cas), « un cas grave de mauvaise gestion, y compris un abus d’autorité » (6 cas), « un manquement grave aux normes d’éthique et de déontologie » (5 cas) et « le fait, par un acte ou une omission, de porter gravement atteinte ou de risquer de porter gravement atteinte à la santé ou à la sécurité d’une personne ou à l’environnement » (4 cas). Au 21 février 2020, 289 des 350 organismes publics avaient produit une reddition de comptes pour l’année 2018-2019 ; 61 ne l’avaient donc pas fait.

Le Protecteur du citoyen fait son bilan

Le Protecteur du citoyen a produit un bilan de la mise en œuvre de la loi. Il recommande d’être chargé de traiter les dénonciations et propose que « les responsables du suivi des divulgations devraient se limiter à fournir de l’information et de l’accompagnement aux divulgateurs ». En 2018-2019, il a traité 182 divulgations d’actes répréhensibles et 8 plaintes en matière de représailles contre des lanceurs d’alerte. Il demande que la loi soit modifiée pour qu’il puisse « diffuser publiquement un sommaire anonymisé de ses constats d’enquête tout en protégeant la confidentialité de l’identité du divulgateur et des personnes ayant collaboré à l’enquête ». Il déplore le fait que « certains organismes [puissent] avoir une interprétation large de la portée du secret professionnel » des avocats et refusent de lui transmettre des documents. Il demande la levée de ce secret aux fins de ses enquêtes. Il réclame également que « le défaut de protéger la confidentialité de l’identité d’une personne ayant effectué une divulgation soit considéré comme une infraction pénale ».