Voilà deux semaines que ça dure. Le chef du NPD a traité un député du Bloc québécois de « raciste ». Le président de la Chambre des communes lui a demandé de présenter ses excuses. Jagmeet Singh a refusé. Il a été expulsé manu militari.

Le Bloc réclame en vain des excuses depuis.

Cette semaine, le président de la Chambre a jugé qu’expulser un chef de parti était déjà une « sanction disciplinaire exceptionnelle » et qu’il n’en rajouterait pas en le forçant à présenter ses excuses.

Le Bloc est outré. Y voit une jurisprudence ouvrant la voie à toutes les insultes au Parlement.

Je regarde ce drame parlementaire se développer depuis deux semaines et j’ai l’impression que, derrière l’outrage qu’ils dénoncent, tous les acteurs sont un peu satisfaits du rôle qu’ils jouent en ce moment, de gré ou de force…

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PHOTO DON MACKINNON, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Jagmeet Singh, chef du NPD

Je rappelle les faits rapidement. Le 17 juin, le NPD présente une motion pour dénoncer le racisme systémique. Il faut l’appui de tous les partis pour qu’elle soit débattue. Le député Alain Therrien, au nom du Bloc, refuse. Selon M. Singh, M. Therrien l’a regardé dans les yeux en faisant un geste – du genre enlever une poussière sur sa veste.

Le chef du NPD était furieux. C’est là qu’il l’a traité de raciste. Et c’est là que le président l’a expulsé.

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Il faut faire la part du jeu politique des « motions », que les partis présentent souvent moins pour faire avancer leurs idées que pour en prêter de mauvaises à leurs adversaires. On pourra dire ainsi : vous avez voté contre telle idée trois fois !

Ça passionne les parlementaires, qui se trouvent très astucieux, mais ça déclenche très peu de bagarres dans les autobus.

D’autant qu’une résolution a autant d’effet juridique qu’une carte de Noël.

En toile de fond, ce qu’on doit souligner, c’est la haine féroce qui oppose le NPD et le Bloc. C’est le NPD qui a mené le Bloc au bord du précipice, aux élections de 2011. Les deux se disputent une clientèle commune au Québec.

Se superpose à cette rivalité celle de Québec solidaire, près du NPD, et du Parti québécois, frère du Bloc.

Depuis que le Parti québécois a pris un virage « identitaire », avec sa tentative de « Charte des valeurs », et depuis son appui à l’interdiction des signes religieux pour certains employés de l’État, le fossé s’est creusé encore.

Le NPD, de son côté, tente, sans trop de conviction mais avec beaucoup de cosmétiques, de se présenter au Québec comme l’allié du nationalisme québécois, mais ça sent l’effort et ça se dégonfle aussitôt les élections passées. Et le Bloc sous M. Blanchet a réussi à mettre ensemble identité québécoise et interdiction du port de signes religieux.

Lors de la dernière campagne, le Bloc a rayé le NPD de la carte – sauf Alexandre Boulerice dans Rosemont–La Petite-Patrie.

Les gens du NPD prétendent que le Bloc a subtilement joué sur des thèmes xénophobes pour contrer le parti de M. Singh et son signe religieux on ne peut plus visible. Ce qui, bien sûr, scandalise le Bloc.

Donc, déjà, ces gens-là ne s’aiment pas beaucoup.

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Pourquoi voter contre la motion du NPD, à part le fait qu’elle vient du NPD ? Yves-François Blanchet a expliqué qu’un comité avait été formé pour étudier spécifiquement la question du racisme systémique dans les forces de police et qu’il n’y avait pas lieu d’adopter une motion présumant de ses conclusions. Il a lui-même utilisé l’expression « racisme systémique », mais on observera qu’il l’applique essentiellement à la GRC dans ses rapports avec les Premières Nations. Il a d’ailleurs lu un texte du chef Ghislain Picard en Chambre, en solidarité.

C’est peu convaincant. Dans certains cercles nationalistes, l’expression « racisme systémique » ne passe tout simplement pas. Chez les conservateurs non plus, au fait, eux qui veulent la confondre avec un « racisme érigé en système » ou une sorte de racisme « systématique » – ce dont il n’est évidemment pas question. Des commentateurs ont écrit de multiples textes pour dire que l’expression est destinée à qualifier « les Québécois » de racistes et à leur faire porter le poids d’une fausse culpabilité.

Ce n’est pas le cas non plus, puisqu’elle vise la discrimination volontaire ou involontaire dans les institutions, et ne vise pas plus le Québec que le Manitoba ou le Dakota du Sud. L’idée est d’examiner les « biais » dont sont victimes les minorités.

Quoi qu’il en soit, l’expression est devenue toxique dans certains milieux, et c’est avec beaucoup de circonspection que le chef du Bloc l’a utilisée, de manière ciblée, encadrée. François Legault la rejette, préférant un « comité d’action ».

Mais de là à traiter Alain Therrien de raciste, sans autre forme de procès, il y a un pas que Jagmeet Singh ne peut pas décemment franchir.

Il suffisait de voir M. Singh le lendemain en parler pour comprendre qu’il l’a ressenti comme ça. Comme de nombreuses blessures ont marqué sa vie.

Ça ne rend pas l’insulte plus acceptable, d’autant qu’elle englobe tous les députés du Bloc. Se faire mettre au rang des ségrégationnistes, ce n’est pas une mince insulte. Alexandre Boulerice a d’ailleurs refusé d’aller aussi loin que son chef. Ça ne coûterait pas très cher de présenter des excuses personnelles, qui seraient facilement acceptées dans les circonstances.

Justin Trudeau, lui, dit qu’il n’a pas à dicter sa réaction au seul chef de parti « racisé » et qu’il faut accepter de vivre avec l’inconfort de la remise en question.

Il est vrai que la scène du seul chef sikh expulsé par les gendarmes est en soi gênante. Le président de la Chambre n’a sûrement pas le goût de donner l’impression de persécuter M. Singh. Prochain sujet, s’il vous plaît…

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Pour revenir à ce que je disais plus haut, donc, il y a quelque chose de parfait dans cette histoire pour chaque parti. Le chef du NPD se trouve officiellement victime du « racisme » de son rival au Québec et se promène comme s’il en avait démasqué la vraie nature inavouable. Ça conforte tous ceux, hélas nombreux au Canada, qui pensent que le nationalisme québécois est fondamentalement xénophobe. C’est payant.

Je ne dis même pas qu’il le fait par cynisme, comprenez bien : il croit sincèrement qu’il n’a pas commis de faute et marche avec l’histoire.

Le Bloc, lui, peut dire à ses militants : voyez, le NPD méprise le Québec. Et Justin Trudeau s’amuse beaucoup de tout ça, vertueux comme toujours. On nous rejette encore au Canada, on ne nous comprend pas ! Il est tout aussi sincère dans son indignation, nul doute.

En apparence, donc, tout le monde est malheureux, comme dirait Vigneault.

Mais secrètement, tout le monde est un peu content, conforté, rassuré dans ses idées.

Et on n’a rien fait avancer du tout.