La récente inauguration de l’hôtel de ville de Montréal marque la fin d’un chantier presque deux fois plus long et plus cher que prévu. C’est loin d’être un cas unique à Montréal, où les grands projets sont régulièrement victimes de dépassements majeurs.

Implantation d’une usine d’ozonation des eaux usées : quatre fois plus long et quatre fois plus cher que lors de son annonce en 2008. Aménagement de deux usines de traitement du compost : deux fois plus cher que l’enveloppe prévue pour construire cinq installations du même type en 2010. Construction du garage d’autobus Bellechasse : deux fois plus long et deux fois plus cher qu’annoncé en 2018.

Pour ces seuls projets, les dépassements de coûts excèdent le milliard de dollars.

Des exemples de grands dépassements de coûts
  • Usine d’ozonation des eaux usées de Rivière-des-Prairies
Coût estimé en 2008 : 210 millions
Coût estimé en 2024 : 942 millions

    PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

    Usine d’ozonation des eaux usées de Rivière-des-Prairies
    Coût estimé en 2008 : 210 millions
    Coût estimé en 2024 : 942 millions

  • Hôtel de ville de Montréal (réfection)
Coût estimé en 2018 : 115 millions
Coût en 2024 : 211 millions

    PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

    Hôtel de ville de Montréal (réfection)
    Coût estimé en 2018 : 115 millions
    Coût en 2024 : 211 millions

  • Garage d’autobus Bellechasse
Coût estimé en 2017 : 254 millions
Coût estimé en 2024 : 584 millions

    PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

    Garage d’autobus Bellechasse
    Coût estimé en 2017 : 254 millions
    Coût estimé en 2024 : 584 millions

  • Usines de traitement du compost à Montréal-Est
« Sur les cinq [usines] prévues, seulement deux [sont] réalisées, pour un coût net pour la Ville de près du double de ce qui avait été initialement prévu pour faire les cinq [usines] », a conclu la vérificatrice générale de Montréal en 2020. Les coûts ont continué à augmenter depuis.

    PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

    Usines de traitement du compost à Montréal-Est
    « Sur les cinq [usines] prévues, seulement deux [sont] réalisées, pour un coût net pour la Ville de près du double de ce qui avait été initialement prévu pour faire les cinq [usines] », a conclu la vérificatrice générale de Montréal en 2020. Les coûts ont continué à augmenter depuis.

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« Le point commun entre tous ces projets-là, c’est que ce sont des projets inédits et complexes », s’est défendu Émilie Thuillier, responsable des infrastructures au comité exécutif de la mairesse Valérie Plante, en entrevue téléphonique. « C’est là où on arrive avec certains dépassements de coûts et surtout certains dépassements d’échéancier. Et dès qu’on dépasse l’échéancier, les coûts augmentent. C’est une règle de trois. »

Elle a ajouté que dans certains cas, les projets ont été modifiés en profondeur entre la publication d’une première estimation et la réalisation.

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Émilie Thuillier, responsable des infrastructures au comité exécutif

« C’est sûr que la pandémie a fait mal, mais elle n’explique pas tout », a-t-elle continué, citant aussi l’inflation et « la surchauffe du marché de la construction ». Selon l’élue, la Ville de Montréal ne souffre pas de problème de gestion de ses grands projets.

L’opposition officielle à l’hôtel de ville ne l’entend pas de la même oreille.

« Il y a un problème de planification et il y a un problème de suivi, absolument », a fait valoir le chef de l’opposition, Aref Salem. « C’est comme si l’argent public n’avait pas de limite. Ils vont à fond, sans respecter la capacité de payer des Montréalais. Ils n’ont aucune conscience de la valeur de l’argent. »

Pas seulement les grands projets

Les grands projets qui dépassent la centaine de millions de dollars ne sont pas les seuls à souffrir de problèmes.

La Presse a appris que l’inauguration du Centre culturel Sanaaq, bibliothèque et lieu de diffusion prévu au centre-ville, a encore été repoussée par la Ville de Montréal. L’ouverture « est désormais prévue à l’été 2025 après que des conditions de chantiers ont fait en sorte de retarder les travaux », a indiqué le relationniste Hugo Bourgoin. En plus des travaux de 36 millions (près de trois fois plus cher que prévu), Montréal paie depuis janvier 2022 un loyer de plus de 100 000 $ par mois au promoteur immobilier Devimco pour ce local.

L’Insectarium de Montréal continue aussi à coûter cher au trésor municipal malgré son inauguration en 2022 après un chantier de 38 millions (une augmentation de 39 %).

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

L’Insectarium de Montréal

Certaines sections du bâtiment en forme de serre surchauffaient, un problème que l’administration espérait pouvoir régler de façon permanente pour 850 000 $. Au début du mois de juin, le contrat des travaux correctifs a finalement été conclu pour 3,5 millions. L’entrepreneur général réclame aussi 8 millions supplémentaires. Montréal affirme réfléchir à ses options judiciaires.

« L’immense majorité des projets tombent dans les coûts et les échéanciers », a toutefois assuré Émilie Thuillier. « Après, il y a quelques projets qui ressortent du lot et c’est évidemment les projets qui font les médias. » L’élue plaide même qu’en moyenne, les coûts des travaux correspondent presque exactement aux estimations effectuées par les fonctionnaires de la Ville de Montréal.

« Des projets annoncés beaucoup trop tôt »

Selon Gabriel Jobidon, professeur spécialisé dans les marchés publics à l’École de technologie supérieure (ETS), deux facteurs peuvent expliquer le fossé immense entre la facture prévue et la facture réelle dans certains projets municipaux.

D’abord, le mode d’attribution des contrats publics – au plus bas soumissionnaire conforme – n’est pas compatible avec l’état actuel du marché. Le manque de soumissionnaires et les variations importantes des coûts de la construction poussent les entrepreneurs à appuyer plus fort sur leur crayon, selon lui.

Gabriel Jobidon prône l’adoption de modes collaboratifs où les entrepreneurs peuvent être choisis sur une base qualitative et peuvent partager les risques avec le donneur d’ouvrage.

Émilie Thuillier est d’accord avec lui. « Si on laisse tous les risques au privé dans notre appel d’offres, ils vont inclure tous les risques dans leurs prix et vont nous les faire payer, même si les risques ne se matérialisent pas », a-t-elle dit. L’élue a d’ailleurs demandé au gouvernement du Québec d’accorder à la Ville de Montréal le droit de procéder à la conclusion d’ententes semblables.

Deuxième élément, de l’avis de M. Jobidon : dans beaucoup d’organisations publiques, les estimations sont « mal communiquées » par les responsables politiques. « Souvent, ce sont des projets qui sont annoncés beaucoup trop tôt, alors que la conception n’est même pas terminée », a-t-il dit, précisant que les premières estimations (appelées « estimations de classe D ») comportent par définition une marge d’erreur de 40 %.

Travailler avec des professionnels certifiés

André Lavoie, de l’Association des estimateurs et des économistes de la construction du Québec (AEECQ), a d’ailleurs mis de l’avant l’importance de faire appel à des professionnels certifiés.

« Il faut écouter son professionnel ou son expert, a-t-il fait valoir. Il ne faut jamais oublier que dans tout grand projet public, il y a toujours des impératifs politiques : est-ce que le chiffre qui est annoncé, c’est celui que les professionnels-experts ont recommandé ou ils se sont dit que le chiffre ne passerait pas auprès de la population et qu’ils iraient en rehaussement plus tard, par exemple ? »

Poursuites à répétition à la STM

La plupart des grands projets de construction récents de la Société de transport de Montréal (STM) ont abouti devant les tribunaux, entraînant plusieurs millions de dollars de dépenses en frais d’avocat, a constaté La Presse.

Garage souterrain Côte-Vertu, SRB Pie-IX, Édifice Crémazie : les entrepreneurs qui travaillaient sur ces immenses projets liés aux transports en commun ont chaque fois réclamé des sommes importantes, en plaidant souvent que les chantiers étaient mal planifiés.

Dans le cas du garage souterrain Côte-Vertu, la STM et un consortium mené par la firme EBC se sont retrouvés devant un tribunal d’arbitrage, plus tôt cette année, afin de régler leur différend. Le contrat du consortium avait été résilié en 2020, après un an de retard sur l’échéancier prévu pour les travaux.

« Les frais d’avocat s’élèvent à 6 millions dans ce dossier, en cours depuis 2020 », a expliqué Amélie Régis, porte-parole de la STM. « Cela demeure dans les paramètres du projet autorisé par sa gouvernance. » Il s’agit d’un projet d’un demi-milliard.

Selon nos informations, la STM aurait récemment conclu une entente avec le consortium, acceptant de lui verser une somme qui se chiffre dans les millions de dollars. La STM a toutefois refusé de dévoiler combien d’argent public elle a versé : « le processus d’arbitrage convenu entre les parties est confidentiel, incluant sa résolution », a indiqué Mme Régis.

« Réduire les risques de litiges »

Les poursuites au civil, elles, ne sont pas confidentielles.

EBC, aussi chargée de la construction du SRB Pie-IX, a déposé une poursuite de 72 millions en décembre dernier, après la fin du chantier. Elle allègue avoir été victime d’une mauvaise planification et de problèmes « incessants » avec les infrastructures souterraines.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Le SRB Pie-IX

Les procédures judiciaires ont été lancées contre la Ville de Montréal et l’Autorité régionale de transport métropolitain (ARTM), officiellement responsable du projet. Cette dernière avait toutefois délégué la responsabilité du projet à la STM. Cette poursuite « ne nous concerne pas », a fait valoir la conseillère en communication Amélie Régis, de la STM, par courriel.

Concernant l’Édifice Crémazie, un projet d’un quart de milliard, la firme de construction électromécanique Lambert Somec poursuit la STM pour 6 millions. « Des retards à toutes les phases » de la construction lui ont coûté cher, prétend la poursuite. La STM a indiqué que « conformément à ses obligations contractuelles, l’entrepreneur général a pris fait et cause pour la STM dans ce dossier », lui évitant des frais d’avocat.

Réduire les risques « par tous les moyens »

La STM a refusé d’accorder une entrevue au sujet de la judiciarisation de plusieurs de ses projets.

« La STM déploie beaucoup d’efforts pour prévenir des réclamations et, lorsqu’elles surviennent, elle fait preuve de diligence pour les réduire et les traiter », a indiqué la porte-parole Amélie Régis. « Nous tentons par tous les moyens de réduire les risques de litiges. » L’organisation demande d’ailleurs le droit de passer des contrats « en mode collaboratif » afin de limiter les risques de conflits.

D’autres plus petits projets font aussi l’objet de poursuites. Construction Demathieu & Bard réclame par exemple 10 millions pour des problèmes sur le chantier d’un poste de ventilation mécanique du métro, un projet de 20 millions. L’entreprise allègue notamment la présence imprévue de fuites d’eau.