Voir deux innocents libérés, voir les « deux Michael » revenir au pays est un grand motif de réjouissance, après 1020 jours de détention politique par le gouvernement chinois. Mais tout n’est pas bien qui finit bien.

Ce devrait aussi être un rappel de la nature véritable du régime chinois : une dictature qui ne connaît pas l’État de droit, et où seul compte le rapport de forces.

Ce devrait être un avertissement sévère à toutes les entreprises, toutes les personnes qui font des affaires en Chine : à tout moment, on peut faire l’objet d’une détention arbitraire, d’une vengeance judiciaire, être accusé faussement, jugé dans un procès à huis clos par des magistrats sans la moindre indépendance.

Ce qui s’est passé vendredi est évidemment moins un acte judiciaire qu’un échange de prisonniers.

Le hic, c’est que, dans cette histoire, le Canada était une victime collatérale de bonne foi, qui jouait selon les règles d’une justice publique. Le Canada était le maillon faible de la chaîne, sur lequel la Chine a exercé une pression économique, politique, pénitentiaire.

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Rappelons comment cette affaire commence. Les États-Unis dressent un acte d’accusation de fraude contre Meng Wanzhou. Elle est la directrice financière de Huawei, et fille du fondateur de ce géant chinois des télécoms. Aussi bien dire une aristocrate haut placée dans la hiérarchie du régime.

Les procureurs américains l’accusent de fraude. Mais une fraude d’un genre particulier. Son crime a été de ne pas dévoiler la nature des liens unissant Huawei à sa filiale Skycom, société faisant des affaires en Iran. Or, en vertu des sanctions américaines contre l’Iran, il est interdit aux institutions bancaires américaines de financer des sociétés faisant affaire avec ce pays. Mentir devant la Banque HSBC sur les liens véritables entre Huawei et Skycom, comme l’a fait Mme Meng dans une présentation, devenait donc une « fraude » selon le droit fédéral américain.

C’est ainsi que Mme Meng a été arrêtée à Vancouver, où elle était de passage, à la demande des autorités américaines.

Une demande d’extradition est aussitôt présentée. On est alors en décembre 2018.

Comme par hasard, Michael Spavor, un consultant en tourisme, et Michael Kovrig, un ex-diplomate membre du groupe d’analyse politique Crisis Group, sont arrêtés en Chine neuf jours plus tard. Ils sont accusés d’espionnage.

Pendant presque trois ans, ces deux hommes sont détenus dans une cellule éclairée 24 heures sur 24.

Meng Wanzhou, elle, a été libérée avec un bracelet électronique et vit en résidence surveillée dans sa maison de luxe à Vancouver en attendant le dénouement de la procédure.

Les deux Michael ont subi des procès secrets – enfin, des procès chinois. L’un d’eux, sans contact avec le monde extérieur, n’a appris l’existence de la pandémie qu’en octobre 2020.

Leur arrestation presque simultanée, leur traitement inhumain et leur libération après une entente avec les Américains révèlent ce qui est évident depuis le début : ces deux Michael ont été victimes d’une prise d’otages pseudojudiciaire.

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En règle générale, une demande d’extradition est une simple formalité : un pays avec lequel le Canada a un traité réclame le renvoi d’une personne pour la juger sur son territoire ; un procureur fédéral présente la demande au nom du pays ; il suffit qu’il existe une preuve des éléments essentiels de l’infraction, le tribunal n’a pas à en évaluer la force : il ordonne d’extrader l’individu vers le pays demandeur.

Il y a évidemment des exceptions. Par exemple : si le crime pour lequel un individu est réclamé n’existe pas au Canada, il n’y aura pas d’extradition. Si le crime est punissable par la peine de mort, le Canada exigera qu’elle ne soit pas appliquée. S’il y a une intervention politique manifeste, le juge peut aussi refuser d’ordonner l’extradition. Etc.

Dans le cas de Meng Wanzhou, la juge Heather Holmes n’avait toujours pas rendu sa décision finale, attendue plus tard cet automne. Et il n’est pas garanti que la demande américaine aurait été acceptée.

Ce qui est clair, par contre, c’est que la procédure d’extradition était une demande américaine. Le Canada a été coincé entre les deux plus grandes puissances mondiales, sans option vraiment plaisante.

D’éminents juristes, comme l’ex-juge de la Cour suprême Louise Arbour, ont plaidé pour que le Canada interrompe la procédure et permette à Mme Meng de rentrer en Chine.

Il y a en effet une discrétion politique dans les affaires d’extradition. Techniquement, le procureur général peut refuser la demande du pays demandeur.

Et, bien sûr, un arrangement aurait pu être fait très rapidement pour libérer Michael Spavor et Michael Kovrig.

Mais a-t-on vraiment le choix de refuser une demande régulière du plus grand allié du Canada, le plus grand demandeur d’extraditions au pays (pour des raisons géographiques évidentes), pour négocier une prise d’otages judiciaires avec la Chine ?

J’ai toujours pensé que non. Ce qui ne veut pas dire que ces accusations américaines de fraude n’avaient pas une forte odeur politique. Mais si on commence à dire « non » aux Américains pour plier devant la Chine, on s’arrête où ? Vaut-il mieux être les pantins de la Chine, ou avoir l’air des « marionnettes des Américains », comme disait Pékin ?

Il fallait que la question soit réglée entre la Chine et les États-Unis. Après d’intenses pressions canadiennes, elle l’a finalement été vendredi. Meng Wanzhou a avoué une infraction devant la justice américaine ; Huawei va payer un dédommagement. En échange de quoi les deux Michael ont été mis dans le premier avion…

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Tout sera apaisé extérieurement. Le blé, le porc canadiens ne seront plus sous une menace de boycottage.

Mais combien de temps les démocraties constitutionnelles vont-elles plier devant la grande puissance économique émergente du monde ? Jusqu’où ?

La Chine a beau avoir connu une ascension irrésistible depuis 40 ans, elle n’est pas sans faiblesses. Elle a besoin des marchés internationaux. Elle a besoin des entreprises étrangères qui vont y faire des affaires.

Cet épisode devrait nous rappeler la différence entre un État de droit et une dictature. Et servir d’avertissement pour tous nos rapports à venir, étatiques ou individuels.

La Chine, que le Parlement canadien a officiellement accusée de commettre un génocide envers les Ouïghours en ce moment même, est un pays dangereux à plusieurs égards.