Trente policiers retirés de la patrouille pendant cinq semaines pour plonger dans des réalités qu’ils connaissent peu ou mal. Privés de leur arme et de leur uniforme, ils sont déstabilisés dès le départ. La Presse a eu un accès exclusif à cette expérience totalement inédite.

« Ici, c’est ce qu’on appelle un temple sikh ? »

L’imam Foudil Selmoune se tourne vers le jeune policier qui vient de lui poser la question en dissimulant mal son étonnement.

Cela fait une bonne demi-heure qu’il fait visiter sa mosquée – la plus grande au Québec – aux patrouilleurs en stage.

L’imam se doutait qu’ils auraient beaucoup de questions sur l’islam. Mais un tel niveau d’ignorance le renverse.

« Ce n’est pas la même religion », répond-il avant de poursuivre la visite.

Les fidèles de la mosquée du boulevard Grande-Allée à Brossard arrivent en masse pour la prière du vendredi. C’est le soir le plus occupé. Ils sont entre 1500 et 2000.

Durant la soirée, quelque 150 enfants – répartis dans des classes non mixtes – étudient le Coran. Les hommes prient au rez-de-chaussée, alors que les femmes, elles, se recueillent sur la mezzanine.

J’aimerais que vous vous sentiez chez vous. Nous sommes des frères de l’humanité.

L’imam Foudil Selmoune

L’imam poursuit en insistant pour que les policiers posent toutes les questions qui leur passent par la tête.

Il sera servi.

L’égalité homme-femme est au cœur des préoccupations des policiers.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

La mosquée Islamic Community Center, une des plus grandes au Québec

« Si la femme est égale à l’homme dans votre religion, pourquoi doit-on toujours parler à l’homme plutôt qu’à la femme quand on intervient comme patrouilleurs ? »

« Pourquoi la femme doit toujours se voiler avant de nous ouvrir la porte ? »

« Pourquoi les femmes et les hommes ne prient pas ensemble ? »

« Il ne faut pas croire que l’islam dénigre les femmes. C’est tout le contraire, répond l’imam. Devant un homme autre que son mari, la femme doit se couvrir. Ne le prenez pas personnel. »

Si les hommes et les femmes sont séparés à la prière, c’est pour que tout le monde puisse se concentrer sans être distrait par les corps qui se dévoilent au moment de prier, poursuit-il.

« Je comprends ça, lâche le patrouilleur Martin Vézina. Moi aussi, je serais déconcentré. »

Plus tôt dans la soirée, l’un des organisateurs du stage, le lieutenant-détective Martin Valiquette, a prévenu l’imam que le policier pouvait émettre des commentaires « naïfs », mais qu’il avait un « bon fond ».

Le patrouilleur de 47 ans se demande pourquoi les musulmans ne mangent pas de porc. Un jour, alors qu’il était bénévole dans une banque alimentaire, il a offert des saucisses de porc à une famille de confession musulmane venue s’y nourrir. Cette dernière a préféré ne pas manger plutôt que de prendre le repas gratuit.

« Coudonc, as-tu faim ou t’as pas faim ? », s’est dit le patrouilleur.

« Pour cette famille, c’est mieux de ne rien manger que de ne pas respecter ses valeurs. Pour l’inclure, il aurait pu y avoir un autre choix alimentaire au menu », lui explique l’anthropologue Gabriela Coman, l’une des organisatrices du stage.

Un patrouilleur se demande si les mariages entre conjoints de même sexe sont permis.

L’imam explique qu’ils sont interdits puisque les relations homosexuelles sont « un péché ».

« Lancez-moi la première pierre », chuchote une patrouilleuse lesbienne à ses collègues.

« Pourquoi les gens mentionnent Allah avant de faire un acte de terrorisme ? », demande un autre.

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Un jeune fidèle de la mosquée salue le policier Guillaume Blais-Normand.

« Ces gens n’ont rien compris à l’islam, puisque notre religion transmet un message de paix et d’amour », plaide l’imam.

« C’est plate pour vous, ça », dit un jeune patrouilleur, empathique.

Le groupe de patrouilleurs se déplace pour assister à la prière. Policiers et policières restent debout, en retrait dans le fond de l’immense salle. Seul le lieutenant-détective Valiquette s’agenouille derrière les fidèles et ferme les yeux pour se recueillir.

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Dans une autre mosquée visitée lors du même stage, une fidèle a demandé à des policières de se couvrir la tête pour la prière. L’une d’elles a simplement enfilé son capuchon. Une autre a mis le voile.

« J’ai senti que je devais le mettre, raconte l’agente Marie-Pier Laverdière. Je me suis dit : “C’est quoi, deux minutes dans ma vie, pour respecter ses croyances ?” »

D’autres collègues ne se seraient jamais voilées et le lui ont fait savoir.

Au moment d’un retour en groupe, Farid Bekal, psychologue de formation et membre de la petite équipe de conseillers du SPAL qui a mis sur pied Immersion, revient sur le geste de l’agente Laverdière.

Pour la personne qui a demandé aux policières de se voiler, c’est ce qui fait du sens. Et aux yeux de cette femme, se voiler au moment de la prière, ce n’est pas négociable.

Farid Bekal, psychologue de formation et membre de la petite équipe de conseillers du SPAL

La policière ne l’a pas fait parce qu’elle adhère à la pratique, mais par respect pour la pratique de cette femme, poursuit le psychologue.

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Après la prière ce soir-là, les policiers font la tournée des classes de l’école coranique. Des fillettes de 5 ans, voilées, récitent des versets par cœur.

Les bras croisés, la mine renfrognée, le patrouilleur Jonathan Guertin n’a pas posé une question de la soirée. « Écris-le dans le journal, moi, l’endoctrinement, je ne suis pas capable. Moi, ma religion, c’est la licorne rose invisible », ironise-t-il.

Plutôt que d’entrer dans les classes comme les autres policiers, il reste dans le corridor avec M. Bekal, qui est lui-même de confession musulmane.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Le groupe de policiers fait la tournée des classes coranique de la mosquée

« Comment fais-tu pour être psychologue puis en même temps croire à ces affaires-là ? », lui lance le patrouilleur sur un ton excédé.

M. Bekal est ébranlé par le ton de son collègue, mais tente de n’en rien laisser paraître.

Le policier décide de quitter la mosquée sans assister à la prière de la soirée.

« C’est mieux qu’il parte, nous confie M. Bekal sur un ton compréhensif. Il est saturé. »

Je trouve cela positif qu’il me pose des questions. S’il pose des questions, c’est qu’il n’est pas complètement fermé.

Farid Bekal, psychologue de formation et membre de la petite équipe de conseillers du SPAL

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Au cours des trois dernières années, Noureddine Belhocine s’est fait interpeller trois fois par la police de façon injustifiée alors qu’il était au volant de sa voiture.

Une fois, alors qu’il était absolument seul sur la route, il conduisait dans la voie de droite, scrutant les sorties à la recherche de celle à prendre. Une policière qui le suivait lui a demandé de se ranger sur le côté.

« La policière était tellement arrogante, méprisante. Elle m’a reproché de façon intempestive de ne pas avoir pris la sortie alors que j’étais dans la voie de droite. Je lui ai expliqué que je cherchais mon chemin et que j’avais le droit de poursuivre dans cette voie, raconte-t-il. Je n’avais pas fait de manœuvre dangereuse. »

La policière l’a fait sentir comme le pire des criminels. « Madame, votre attitude est raciste », a-t-il fini par lui dire.

Alors quand le chef du SPAL Fady Dagher lui a demandé d’accueillir des policiers à la Maison internationale de la Rive-Sud (MIRS) – organisme qu’il dirige –, M. Belhocine n’a pas hésité une seconde.

Le projet Immersion est « nécessaire », croit-il.

La MIRS offre toutes sortes de services aux immigrants en plus d’être responsable de l’accueil des réfugiés publics pour le territoire de la Montérégie.

« Beaucoup de nos clients nous racontent des histoires similaires à l’effet que la police est brutale, agressive et ne connaît pas les réalités de l’immigration », poursuit-il.

Le jour où les policières Marie-Ève Cloutier et Julie Boulet y sont en stage, une famille de neuf Congolais est attendue à l’auberge de l’organisme.

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La policière Marie-Ève Cloutier fait connaissance avec une famille de réfugiés congolais.

Les réfugiés y resteront une semaine, le temps d’obtenir les cartes d’identité nécessaires pour se louer un logement et inscrire les enfants à l’école.

Cette famille vient de passer les six dernières années dans un camp de réfugiés au Kenya. Les plus jeunes y sont nés.

Dans l’attente de la famille qui devrait arriver d’une minute à l’autre, les policières « googlent » camp de réfugiés.

Elles font aussi des recherches sur la République démocratique du Congo, curieuses de comprendre pourquoi la famille a fui ce pays déchiré par des conflits meurtriers depuis 20 ans.

Lorsqu’elle passe la porte du logement, la famille composée de trois sœurs, leurs conjoints et leurs enfants, a l’air épuisée. Ils n’ont même pas enlevé les étiquettes sur les vêtements d’hiver qu’on leur a fournis à l’aéroport.

Pour souffler un peu, une jeune maman confie spontanément son bébé à l’une des policières.

« Wow, je suis rendue avec un bébé », lâche Julie Boulet, surprise. Pendant qu’elle fait connaissance avec le poupon, sa partenaire aide les adultes à ranger leurs valises scellées par des autocollants de l’Organisation internationale pour les migrations.

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La policière Julie Boulet fait connaissance avec le bébé d’une famille congolaise nouvellement arrivée au Québec.

Les patrouilleuses se rendent vite compte de l’ampleur du dépaysement des réfugiés. Avec le conseiller chargé de les accueillir, Mauricio Galeano, ils leur font faire le tour du logement. Il faut tout leur expliquer – absolument tout –, du fonctionnement de la toilette à celui du grille-pain.

La mère de 23 ans reprend son bébé des bras de Julie Boulet pour l’allaiter. La policière entame une conversation avec la jeune femme dont la première langue est le swahili, en prenant soin de bien articuler.

« Avez-vous un plan de vie ? », demande la policière.

« Vivre un bonheur », répond la mère.

« Et c’était comment, les camps ? », poursuit l’agente.

« L’horreur », dit-elle, son bébé toujours serré contre elle. La jeune femme n’en dira pas plus.

Les deux patrouilleuses ressortent de l’organisme heureuses d’avoir été témoins des balbutiements de la nouvelle vie de cette famille, à l’abri des violences de la RDC. « D’habitude, quand on nous appelle, c’est parce que ça va mal », résume Marie-Ève Cloutier.

Chez une famille décimée

Les policiers en stage sont aussi allés manger dans des familles de confession musulmane. Les patrouilleurs Yves-Charles Pagé et Chloé Cardinal ont atterri dans une famille de réfugiés syriens dont trois des sept enfants sont morts dans un camp de réfugiés en Turquie, faute de soins adéquats.

L’agent Pagé, dont la mère est d’origine turque, sent que les parents sont isolés, débordés. Trois des quatre enfants vivants sont atteints d’une maladie rénale qui nécessite un suivi régulier à l’hôpital. Le seul enfant en santé est né ici.

Durant la soirée, la communication est difficile. Les parents parlent à peine français. Le policier ne parle ni turc ni arabe. Il a alors l’idée de téléphoner à sa mère.

La mère du policier échange un bon bout de temps avec les parents en turc, à tel point que des liens se créent. La Québécoise promet de leur rendre visite bientôt.

« Si les policiers ne connaissent pas le niveau de vulnérabilité d’un réfugié, ils ne pourront pas bien intervenir », souligne M. Belhocine, de la MIRS, qui a bon espoir que le service de police va s’améliorer grâce à ce stage.