Fin septembre, j’ai pondu une petite chronique que vous avez grandement aimée. C’était l’histoire de deux frères qui suivaient leurs cours de cégep en ligne dehors, au froid, à l’extérieur d’une bibliothèque dont ils squattaient le WiFi gratuit…

Brayan et Dilan Yambo n’avaient alors pas le WiFi à la maison. Chaque jour, ils allaient suivre leurs cours dans le froid de la fin septembre. Les jumeaux de 17 ans incarnaient une certaine idée de la persévérance scolaire. Et en plus, malgré le froid, les deux frères obtenaient des notes quasi parfaites dans leurs cours de sciences.

J’ai écrit d’entrée de jeu, ici : « une petite chronique », dans le sens où j’ai écrit ce papier sur les frères Yambo sur un mode tout à fait descriptif, tranche de vie de l’est de Montréal, deux beaux garçons de 17 ans qui font avec ce qu’ils ont. Et avec ce qu’ils n’ont pas…

Vous avez été des dizaines à m’écrire pour offrir de leur payer l’internet, pour les accueillir chez vous afin qu’ils squattent votre WiFi bien au chaud, pour payer leurs études, pour que je leur dise votre admiration… Ce fut un déluge.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Brayan et Dilan Yambo

Brayan et Dilan, vous avais-je dit, avaient participé à l’émission de danse Révolution, à TVA. Après avoir lu la chronique, la boîte de production FairPlay, menée par l’animatrice Sarah-Jeanne Labrosse, a décidé de lancer une campagne de sociofinancement via GoFundMe. Ça a permis de remettre un chèque à Winnie, la mère des jumeaux Yambo, pour faire face à certaines dépenses…

J’ai suggéré à Winnie de faire une chronique sur elle. J’étais fasciné par ce que je savais de son histoire de vie. Je savais seulement qu’elle avait vécu au Congo avant d’arriver à Montréal, il y a quelques années. Bien timidement, Winnie a accepté mon invitation, en se demandant ce qui m’intéressait dans son histoire…

Nous nous sommes rencontrés il y a quelques jours, dans les locaux des Loisirs Sainte-Claire, au-dessus d’une pharmacie Jean Coutu dans le quartier Tétraultville. Une neige mouillée tombait sur Montréal. Les Loisirs Saint-Claire, c’est là que Brayan et Dilan ont grandi, au gré des camps de jour, des cours d’arts martiaux, du soccer et des cours de danse. Ils ont même été moniteurs.

« Hors de l’école et de la maison, me dit Winnie, flanquée de la directrice des Loisirs Sainte-Claire, Chantal Serro, mes garçons étaient tout le temps ici… »

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Winnie, la mère des jumeaux Yambo

Winnie était danseuse au Congo, dans une troupe musicale connue dans tout le pays. Si j’ai bien compris ce que Winnie m’a expliqué et ce que j’en ai lu, la danse n’est pas que de la danse, au Congo : c’est un phénomène culturel complexe qui est l’objet de luttes impliquant le pouvoir, le pouvoir sous toutes ses formes.

Et en 2005, deux troupes de musique rivales se vouant une haine tenace ont participé à un concert, à Kinshasa. Des violences ont éclaté, m’a raconté Winnie. Des coups de feu ont retenti. La police est intervenue. Et Winnie, comme d’autres danseuses, a été battue par la police. Elle a dénoncé ce traitement à la télé (j’ai retrouvé le reportage et le témoignage de Winnie).

« Après ces dénonciations, m’a-t-elle expliqué, j’ai été enlevée en pleine rue… »

Et elle a subi des violences.

Winnie a réussi à s’échapper de la maison de campagne où elle était séquestrée. Sa vie est devenue un petit enfer, la peur au ventre, constamment, petit enfer duquel elle a réussi à s’échapper quand sa troupe de danse a fait une tournée au Canada, en 2006 : Winnie a demandé le statut de réfugié. Et elle l’a obtenu.

« Et les garçons, Winnie ?

– Les garçons sont arrivés en 2012.

– Donc, vous n’avez pas vu Brayan et Dilan pendant…

– Pendant six ans, oui », répond Winnie.

C’est sa sœur, à Kinshasa, qui s’est occupée des jumeaux pendant toutes ces années.

Des années difficiles pour Winnie, nouvelle Montréalaise dont les fils adorés étaient restés au Congo, dont elle s’ennuyait terriblement : « Je ne mangeais pas », me dit-elle. Puis, en me montrant son petit doigt : « J’étais comme ça. »

Il fallait vivre, survivre. Il fallait travailler. Elle a d’abord travaillé dans une usine. Premier appart, coin Pie-IX et 47Rue. Puis, Winnie a fait son cours de préposée aux bénéficiaires à l’École des métiers des Faubourgs, coin Parthenais et Ontario. Elle est devenue préposée aux bénéficiaires et c’est ce qu’elle fait depuis 11 ans, au même CHSLD.

« Comprendre le français d’ici, au début, ce fut difficile, dit Winnie. Ce n’est pas le même qu’au Congo. Mais le travail de préposée m’a beaucoup aidée, à force d’échanger avec les résidants, j’aime tellement les écouter raconter leurs vies, leurs expériences… »

Parallèlement à l’adaptation à sa nouvelle vie, Winnie faisait les démarches pour devenir résidente permanente et pour faire venir ses garçons à Montréal. Ils sont finalement arrivés en 2012, à l’âge de 9 ans.

« J’avais gardé le contact uniquement par téléphone. Quand ils sont arrivés, je me demandais… Est-ce que ce sont mes garçons ? On a appris à se connaître à nouveau. Ils étaient contents de me voir. Moi aussi. Il a fallu s’apprivoiser. J’ai dû réapprendre à les connaître. Et eux aussi… »

Les jumeaux ont fait une année d’intégration scolaire à l’école Saint-Noël-Chabanel. Puis, ils ont intégré le parcours régulier. Je l’écrivais l’autre jour : neuf ans plus tard, Brayan et Dilan sont désormais en sciences de la nature, au cégep Maisonneuve, où ils obtiennent d’excellents résultats.

Je vous raconte l’histoire de Winnie (et de ses garçons) aujourd’hui parce que c’est une histoire qui m’émeut. Quand j’ai interviewé ses jumeaux, j’ai tout de suite voulu en savoir plus sur leur mère. Ça me fascine : Winnie est arrivée ici sans rien et 14 ans plus tard, elle soigne nos aînés avec bonheur ; ses gars sont sur l’autoroute du succès scolaire, deux jeunes hommes exemplaires qui vont sans nul doute contribuer de façon magnifique à ce pays qu’ils ne connaissaient pas il y a 10 ans…

Je suis soufflé par la beauté et la résilience qui suintent de la grande aventure humaine de Winnie, Brayan et Dilan.

Dehors, vers la fin de l’entrevue, une petite neige finissait de tomber, la première vraie et modeste bordée de cette fin d’année. Ce sera le 15hiver qu’affrontera Winnie, née dans un pays où il n’y a pour ainsi dire pas d’hiver et à vrai dire jamais de neige.

« Pas de regrets, Winnie ?

– D’être ici ?

– Oui…

– Jamais. »

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