Tous les jours, des conducteurs pressés, insouciants ou mal renseignés mettent des enfants en danger. La Presse a accompagné un chauffeur d’autobus scolaire lors de son parcours matinal. Résultat, nous avons été témoins d’une demi-douzaine d’infractions graves au Code de la sécurité routière. La pointe de l’iceberg, insistent des chauffeurs et des propriétaires d’autobus.

Treize minutes. C’est tout le temps que cela a pris à une équipe de La Presse pour être témoin d’une infraction au Code de la sécurité routière reliée au transport écolier. 

À bord d’un véhicule de la société Robert Paquette Autobus, un transporteur qui assure quotidiennement plus de 90 circuits dans les régions de Laval et des Basses-Laurentides, nous avons cueilli un premier élève à 6 h 54. Quelques arrêts plus loin, à 7 h 07, sur le boulevard Notre-Dame, dans le quartier Sainte-Dorothée, alors que l’autobus était arrêté pour faire monter des élèves — feux rouges intermittents allumés et signal d’arrêt déployé —, une voiture est venue se placer à la hauteur de l’autobus dans la voie de gauche avant de repartir.

Pourtant, la règle est claire : les automobilistes doivent immobiliser leur véhicule à au moins cinq mètres derrière un autobus ou un minibus scolaire dont les feux intermittents ou le signal d’arrêt sont en usage.

Moins d’une minute plus tard, une deuxième infraction avait lieu sous nos yeux. Alors que l’autobus était en arrêt obligatoire, un véhicule venant en sens inverse ne s’est pas arrêté alors qu’il aurait dû. Plus tard, durant le même circuit, l’autobus s’est arrêté pour laisser monter des enfants. Pendant ce temps, deux véhicules sont passés à gauche de l’autobus après avoir fait un très court arrêt.

Au cours de notre parcours, qui a duré 2 h 30 min, La Presse a été témoin d’une demi-douzaine d’infractions.

Tous les jours

« C’est comme cela presque tous les jours, dit Daniel Qualman, le chauffeur de l’autobus à bord duquel nous avons monté. Il y a des jours où c’est pire. J’ai déjà vu à une intersection sept voitures passer à côté de l’autobus alors que mes feux étaient rouges. Le public pense que les gens respectent le Code à la lettre, c’est loin d’être le cas. »

Le comportement délinquant de certains automobilistes est devenu le lot quotidien de Kim Paquette, vice-présidente de Robert Paquette Autobus. 

Tous les jours, nos chauffeurs sont témoins d’infractions. Ils doivent toujours avoir une main sur le klaxon pour prévenir les automobilistes, mais aussi les enfants.

Kim Paquette, vice-présidente de Robert Paquette Autobus

En effet, des élèves descendent de l’autobus avec des écouteurs rivés aux oreilles. Devant l’autobus, ils ne voient pas et n’entendent pas les autres véhicules arriver par la gauche. « Parfois, je dois klaxonner pour les prévenir », dit Daniel Qualman.

Ce dernier assure tous les jours trois parcours (matin et après-midi). Deux servent à transporter des élèves d’écoles secondaires et un troisième dessert des enfants d’une école primaire. Les trois établissements sont situés dans la région lavalloise. « Nous sommes équipés de plusieurs miroirs, mais malgré tout, il y a des angles morts, ajoute Daniel Qualman. Quand on est chauffeur d’autobus scolaire, il faut avoir des yeux tout le tour de la tête. »

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Daniel Qualman, chauffeur d’autobus scolaire

Crachats et insultes

André Southière est directeur d’Autobus Baillargeon, Transport Longueuil et Transport Rive-Sud. Il dessert les commissions scolaires Marie-Victorin et des Patriotes. Des histoires d’infractions et de comportements inappropriés de la part des automobilistes, il en a à la tonne. « La situation est devenue très grave, dit-il. Particulièrement depuis environ huit ans. Il y a plus de gens sur les routes. Le stress est plus grand. »

Ce point de vue est partagé par Nick Minitsos, propriétaire de G & N Autobus scolaires, une entreprise qui dessert des écoles privées de Montréal et de Laval. « Notre compagnie existe depuis 1968, mais on remarque que la situation est pire depuis quelques années. »

Le non-respect des règles de sécurité routière est devenu une habitude pour les 175 chauffeurs d’André Southière. « Les gens nous dépassent à gauche comme à droite. Mais il y a pire ! » 

On a vu des automobilistes venir se mettre devant un autobus pour l’empêcher d’avancer. Les gens veulent exprimer leur frustration de toutes sortes de façons. Nos chauffeurs se font parfois insulter ou cracher dessus par des gens qui sortent de leur voiture. Nous en sommes là.

André Southière, directeur d’Autobus Baillargeon, Transport Longueuil et Transport Rive-Sud

Qu’est-ce qui peut expliquer un tel comportement de la part de certains conducteurs ? Est-ce lié à une mauvaise connaissance des règles de sécurité ou simplement à un empressement ? « Il y a des deux », dit Daniel Qualman.

Un phénomène généralisé

À la Fédération des transporteurs par autobus, dont 580 membres font du transport scolaire, on connaît très bien le phénomène des conducteurs délinquants. « Ça nous est rapporté tous les jours par nos membres », dit Martin Bureau, directeur général adjoint de l’organisme. Il a d’ailleurs du mal à expliquer les raisons de ce comportement. « Je crois qu’il y a beaucoup d’inattention, dit-il. Je ne peux pas croire que des gens fassent cela délibérément. »

Les autobus scolaires circulent alors que les gens se rendent au travail ou en reviennent. Certains sont pressés ou ont les nerfs à vif. Autobus scolaires ou pas, ils veulent faire vite. « Avant que l’autobus affiche ses feux rouges intermittents, il y a les feux jaunes qui avertissent les autres véhicules qu’un arrêt s’en vient, explique Kim Paquette. Beaucoup de conducteurs accélèrent et s’empressent alors de dépasser l’autobus. »

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Les automobilistes fautifs sont souvent des parents pressés qui viennent tout juste de déposer leur enfant devant l’école.

Les fautifs sont parfois là on ne les attend pas. « J’ai déjà vu un minibus scolaire d’une autre compagnie me dépasser alors que j’étais en arrêt obligatoire », dit Daniel Qualman. De son côté, Kim Paquette n’en revient pas de voir des parents ne pas respecter les règles devant les écoles, ce dont La Presse a été témoin. « Ils viennent déposer leurs enfants et quittent en dépassant les autobus alors que ceux-ci sont en train de faire descendre des enfants. C’est incroyable. »

Des zones névralgiques

Au Québec, près de 520 000 enfants ont recours tous les jours au transport scolaire pour se rendre à l’école ou pour rentrer à la maison. Cela représente près de 10 000 véhicules scolaires qui parcourent environ 1 million de kilomètres par jour.

De 2013 à 2017, trois élèves de 5 à 17 ans (un blessé grave et deux blessés légers) ont été victimes d’un accident alors qu’ils montaient dans un autobus scolaire ou descendaient d’un autobus dont le panneau d’arrêt escamotable était déployé.

Les milliers de chauffeurs qui prennent la route tous les jours en compagnie d’élèves connaissent bien les zones et les intersections dangereuses. « J’en parle avec les jeunes, dit Daniel Qualman. Je leur indique les coins qui sont à risque. »

Les corps policiers de la province tentent de faire sentir leur présence dans ces zones. Des opérations sont organisées durant l’année scolaire, particulièrement en septembre. Il arrive parfois que les transporteurs eux-mêmes fassent appel à la police. « On a identifié des intersections difficiles, dit Kim Paquette. On a prévenu les policiers qui ont agi rapidement. Ils sont très sensibles à cela. »

Mais le contraire peut également se produire. « En septembre, le SPVM nous a contactés pour connaître les zones problématiques à Montréal, dit Martin Bureau. Des policiers sont montés à bord de certains autobus. Après avoir identifié les fautifs, ils communiquaient l’information à d’autres policiers. » Les conducteurs fautifs se sont alors vus remettre une contravention, souligne le SPVM (voir le dernier onglet). 

Depuis 32 ans, la Fédération des transporteurs par autobus offre une campagne d’information et de sensibilisation qui se nomme « M’as-tu vu ? » « Ça s’adresse à tout le monde, dit Martin Bureau. Il faut que tout le monde, les conducteurs, les écoliers et les chauffeurs d’autobus puissent être identifiés et identifier les autres. »

La prochaine campagne M’as-tu vu ? aura lieu du 3 au 14 février.

>Consultez les réglements sur le site de la SAAQ

>Consultez le site de M’as-tu vu?

Un métier de plus en plus difficile

« Être un chauffeur d’autobus scolaire n’est plus ce que c’était », dit Kim Paquette, vice-présidente de Robert Paquette Autobus. En effet, en plus d’assurer le transport des élèves, les chauffeurs doivent aussi voir à leur sécurité et appliquer des règles de discipline à bord de leur véhicule.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Le métier de chauffeur d’autobus scolaire a bien changé au cours des dernières années, constate Daniel Qualman, ici au volant d’un autobus à Laval.

« J’ai un carnet de contraventions, dit Daniel Qualman. Quand j’ai un problème avec un jeune, je lui en remets une. Il nous arrive aussi de parler aux parents. Normalement, le problème se règle assez vite. »

Daniel Qualman connaît bien chacun des élèves qu’il fait monter à bord de son autobus. Il connaît même les dynamiques qui existent entre les enfants ou les divers groupes. « Il y a un élève qui s’assoit derrière moi, car ça ne marche pas avec un certain groupe, dit-il. Et puis, il y a ces deux élèves. Parfois ils sont amis, parfois ils sont en chicane. À ce moment-là, ils m’attendent le matin à deux endroits différents. »

À la fin de chaque parcours, quand les élèves ont quitté l’autobus, Daniel Qualman fait une tournée du véhicule afin de s’assurer que personne n’a oublié quelque chose. « Ça m’est arrivé de trouver un élève endormi », dit-il.

Il y a l’attitude des élèves, mais il y aussi celle des parents. Ceux-ci peuvent parfois devenir agressifs avec les chauffeurs. 

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Daniel Qualman

Des pères qui menacent des chauffeurs de leur casser la gueule s’ils ne viennent pas cueillir leur enfant juste devant la maison, on voit cela.

André Southière, directeur général d’Autobus Baillargeon

Enfants rois et machinations

André Southière déplore le sous-financement dans le transport scolaire. « On a de la place pour 48 personnes. Mais on doit parfois prendre 70 écoliers. Ça devient bruyant, certains sont indisciplinés. Des enfants rois défendus aveuglément par leurs parents, c’est fréquent. Tout cela est hyper stressant pour le chauffeur. »

Les chauffeurs ne sont jamais à l’abri des machinations de certains élèves. André Southière a un exemple précis en tête. « Je viens tout juste de régler le cas d’un élève qui avait raconté à sa mère que le chauffeur refusait de le faire monter à bord depuis trois jours. Or, on a découvert que l’enfant était stressé d’aller à l’école et ne prenait pas l’autobus. Ç’a été dur pour notre chauffeur. »

Ce contexte a un effet direct sur le métier de chauffeur d’autobus. « C’est devenu difficile de recruter », dit André Southière. Ce dernier est d’ailleurs en train de mettre sur pied un plan d’action afin de régler certains problèmes avec les élèves. Mais aussi avec leurs parents.

Ce que dit la loi

L’article 460 du Code de la sécurité routière stipule qu’il faut immobiliser son véhicule à plus de 5 mètres d’un autobus ou d’un minibus d’écoliers dont les feux rouges intermittents clignotent ou lorsque le signal d’arrêt obligatoire est en usage. On peut dépasser ou croiser l’autobus lorsque les feux rouges intermittents sont éteints et que le signal d’arrêt obligatoire est escamoté. Il faut toutefois s’assurer qu’il n’y a aucun danger. L’arrêt n’est pas obligatoire si l’autobus circule sur une chaussée séparée par un terre-plein ou une autre séparation physique surélevée. Pour un conducteur, le non-respect des règles mène à des sanctions sévères : 

– 9 points d’inaptitude au dossier du conducteur (l’une des infractions les plus sévèrement punies au Code de la sécurité routière avec le car surfing, les courses de rue et les grands excès de vitesse);

– amende de 200 $ à 300 $.

Depuis le 18 mai 2018, à la suite des nouvelles mesures apportées au Code de la sécurité routière, les cyclistes sont également soumis à l’obligation de s’arrêter à l’approche d’un autobus scolaire en arrêt obligatoire. L’amende pour son non-respect est de 80 à 100 $. Aucun point d’inaptitude.

Des caméras de surveillance ?

Un projet-pilote du ministère des Transports concernant l’utilisation de caméras de surveillance a été mené au printemps 2018 sur des autobus scolaires des municipalités de Sherbrooke, Châteauguay, Baie-Comeau, Pointe-Claire, Laval, Québec, Deux-Montagnes et Gatineau. Un rapport du MTQ a toutefois démontré que l’expérience ne fut pas concluante. La plupart des incidents de croisement ou de dépassement relevés se situaient à proximité d’une intersection sur un chemin public dont les voies étaient séparées par un terre-plein. Il y avait également la question de l’admissibilité de la preuve. L’encadrement d’une preuve vidéo pour prouver un constat d’infraction a été jugé « complexe » par le comité chargé de rédiger le rapport.

La CSDM refuse de collaborer

Pour les besoins de ce reportage, nous avons d’abord pris contact avec des commissions scolaires. Celle de Laval nous a immédiatement dirigé vers l’un des transporteurs qui assurent pour elle ce service. À la CSDM, on nous a succinctement dit de contacter les transports écoliers tout en ajoutant que, de son côté, la CSDM s’opposerait à la présence d’un journaliste à bord d’un autobus scolaire. Nous avons insisté, mais Alain Perron, porte-parole de la CSDM, n’a pas donné suite à notre appel ni proposé sa collaboration ou sa présence en notre compagnie à bord d’un autobus du territoire montréalais.

Le SPVM aux aguets

Devant le nombre d’infractions commises par les usagers de la route aux abords des autobus scolaires, les corps policiers de la province créent diverses opérations afin de sensibiliser la population, les transporteurs et les élèves à la gravité du problème.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Devant le nombre d’infractions commises par les usagers de la route aux abords des autobus scolaires, les corps policiers de la province créent diverses opérations afin de sensibiliser la population, les transporteurs et les élèves à la gravité du problème.

Pour la première fois de son histoire, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) a mené en catimini en septembre dernier, avec la collaboration de la commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, une opération qui rassemblait plusieurs objectifs. Des policiers ont pris place à bord d’autobus en compagnie d’enfants. Lors des parcours effectués, ils ont identifié des usagers de la route qui ne respectaient pas les règlements. Des collègues, sur des motos ou dans des voitures balisées, intervenaient ensuite auprès des fautifs. Ceux-ci se voyaient remettre un constat d’infraction ou un avertissement.

Cette expérience, complexe et ardue, qui impliquait beaucoup d’intervenants, a été néanmoins concluante. « On voulait identifier des lieux problématiques, on voulait éduquer les enfants, mais le but visait aussi un changement de comportement chez les usagers de la route près des écoles et des autobus scolaires », explique Michaël Brochu, du module-conseil de la section sécurité routière du SPVM.

Michaël Brochu impute à l’inattention les problèmes liés au non-respect du Code de la sécurité routière près des autobus scolaires.

Si on avait des gens qui étaient moins confrontés à toutes sortes de stimulations, je pense aux chantiers de construction, au GPS, aux rues fermées, ils seraient plus attentifs. Ça devient de plus en plus difficile de maintenir l’attention des automobilistes.

Michaël Brochu, du module-conseil de la section sécurité routière du SPVM

Le SPVM a l’intention de mener des opérations comme celle de septembre dernier sur une base régulière. On espère ainsi faire diminuer le nombre d’infractions et, par le fait même, le nombre de constats. Bon an, mal an, le SPVM remet environ un millier de constats à des usagers de la route qui commettent une infraction impliquant un autobus scolaire.

En 2017, 999 constats ont été délivrés. L’année suivante, le nombre est passé à 1059. En date du 28 novembre 2019, le nombre était à 703. « On veut créer un canal d’information entre les écoles, les transporteurs et les policiers, dit Michaël Brochu. Il faut que cette information descende jusqu’à nous. Mais il faut aussi que le message aille jusqu’aux conducteurs. »