On l'a peu entendu depuis l'éclatement de l'affaire SNC-Lavalin. Jacques Lamarre, l'ex-PDG de la firme, est maintenant montré du doigt par un ancien subalterne, selon qui il aurait organisé personnellement l'achat d'un yacht offert en pot-de-vin. Mais il est prêt à se défendre. Et il invite son ancienne entreprise à hausser le ton, comme lui.

« C'est tellement terrible dire des choses de même. C'est pas croyable », laisse tomber la voix au bout du fil.

Jacques Lamarre a pour politique personnelle de ne plus parler publiquement de SNC-Lavalin, la firme qu'il a dirigée pendant 13 ans jusqu'à sa retraite en 2009. Mais cette fois, il est en colère. Le Saguenéen d'origine a envie d'en découdre. De défendre son nom. Il vient d'apprendre qu'un de ses anciens cadres a témoigné sous serment au palais de justice de Montréal et l'a impliqué personnellement dans l'achat d'un bateau de 39 millions de dollars offert comme pot-de-vin à Saadi Kadhafi, fils de l'ancien dictateur libyen Mouammar Kadhafi.

Ces nouvelles allégations ont une portée particulière dans le contexte actuel. Jacques Lamarre n'a jamais été accusé criminellement de quoi que ce soit en lien avec les mésaventures de SNC-Lavalin.

Mais l'entreprise elle-même est accusée d'avoir versé 48 millions en pots-de-vin à Saadi Kadhafi. Elle aimerait obtenir un accord à l'amiable pour éviter un procès criminel. Or, la loi prévoit qu'avant de conclure un tel accord avec une entreprise, les procureurs de la Couronne doivent vérifier si celle-ci a identifié tous les individus qui ont participé aux gestes répréhensibles et si elle a pris des mesures disciplinaires à leur endroit.

SNC-Lavalin a effectivement pris des mesures contre plusieurs cadres. Il y a eu des congédiements, des refus de verser certaines primes. L'entreprise poursuit au civil plusieurs anciens hauts dirigeants qu'elle blâme pour les dérapages.

Mais elle n'a jamais annoncé de mesures visant Jacques Lamarre, un géant de Québec inc., officier de l'Ordre du Canada, commandeur de l'Ordre de Montréal, dont la famille est intimement liée à l'histoire de la firme.

Le témoin de la police

L'homme par qui arrivent les nouvelles allégations est Riadh Ben Aïssa, ancien responsable des activités de SNC-Lavalin en Afrique du Nord.

M. Ben Aïssa a fait de la prison en Suisse en lien avec le versement de pots-de-vin au régime Kadhafi. Il a aussi été condamné au Québec pour la corruption au Centre universitaire de santé McGill (CUSM).

Il collabore maintenant avec la Gendarmerie royale du Canada (GRC). Il a témoigné à l'enquête préliminaire de son ancien collègue Stéphane Roy, un ancien vice-président qui était accusé de corruption lui aussi.

Comme M. Roy a bénéficié récemment d'un arrêt des procédures, La Presse peut désormais révéler le contenu du témoignage de Riadh Ben Aïssa.

Ce dernier avait déjà déclaré dans le cadre d'une poursuite civile que SNC-Lavalin était au courant que des millions avaient été versés au fils Kadhafi. Mais dans son témoignage au palais de justice de Montréal, il est allé beaucoup plus loin. Il a donné des noms, et plusieurs nouveaux détails.

Festival de plaisance à Cannes

Riadh Ben Aïssa a expliqué qu'un jour, à l'époque de la présidence de Jacques Lamarre, il avait reçu un appel de l'avocat de Saadi Kadhafi. L'avocat lui demandait de se rendre à Cannes, en France, où le fils du dictateur assistait à un festival de plaisance.

SNC-Lavalin avait fait des milliards en Libye grâce à Saadi Kadhafi. Ben Aïssa savait ce qu'il avait à faire. Il s'est précipité à Cannes, a-t-il raconté.

Le témoin affirme s'être rendu avec Saadi Kadhafi au stand du constructeur Palmer Johnson. M. Kadhafi a pointé un bateau de 45 mètres, le Hokulani, en vente à 25 millions d'euros (environ 39 millions de dollars canadiens).

« Il m'a dit : "Est-ce que ça te plaît ?" J'ai dit oui. Et puis, c'était grosso modo ça », a expliqué M. Ben Aïssa.

M. Ben Aïssa dit avoir ensuite reçu un second appel de l'avocat de Saadi Kadhafi. « Voilà, on compte sur toi pour acheter le bateau », aurait-il déclaré sans formalités.

M. Ben Aïssa dit avoir contacté son supérieur chez SNC-Lavalin, Sami Bebawi, qui lui aurait dit que Jacques Lamarre était d'accord avec cet achat. Il affirme ensuite avoir parlé de l'affaire avec un autre cadre, Paul Beaudry. Il prétend finalement avoir rencontré Jacques Lamarre à son bureau de Montréal avec le chef des finances de SNC-Lavalin, Gilles Laramée, pour planifier l'achat du yacht (M. Laramée a décliné notre offre d'entrevue et Paul Beaudry n'a pas répondu à un message laissé à sa résidence).

Voici son récit de la rencontre : « Jacques Lamarre expose à Gilles Laramée le montant à payer, les 25 millions [d'euros], et la façon que ce montant devait être payé pour l'acquisition du yacht. Et Jacques Lamarre demande à Gilles Laramée de vérifier si ça "fitte" avec les chiffres, avec la situation financière sur la Libye », a relaté M. Ben Aïssa devant la cour.

Les chiffres « fittaient » apparemment. Le yacht aurait finalement été payé à travers des sociétés coquilles contrôlées par Riadh Ben Aïssa dans les paradis fiscaux, que SNC-Lavalin payait officiellement comme si elles étaient des sociétés de consultants pour des projets à l'étranger.

M. Ben Aïssa n'est pas le seul ancien cadre à vouloir renvoyer la balle dans le camp de Jacques Lamarre.

L'ancien vice-président directeur Sami Bebawi, qui doit avoir son procès pour corruption en octobre prochain, a déjà plaidé que les faits qui lui sont reprochés découlent d'« un état de fait préexistant impliquant notamment l'ancien PDG du Groupe SNC-Lavalin, M. Jacques Lamarre ».

« Ils disent n'importe quoi »

Jacques Lamarre nie vigoureusement l'épisode du yacht. Il affirme que Riadh Ben Aïssa et Sami Bebawi sont peu crédibles, puisqu'une enquête des autorités suisses a déjà démontré qu'une partie des millions que SNC-Lavalin payait pour des frais de consultants en Afrique du Nord a abouti dans leurs comptes personnels.

« Si tout le monde était bandit, tout le monde aurait voulu mettre de l'argent dans ses poches. Mais en Suisse, c'était bien clair, il y avait seulement deux personnes qui s'en sont mis dans les poches : Sami Bebawi et Riadh Ben Aïssa », dit-il.

« [MM. Bebawi et Ben Aïssa] avaient des intérêts dans les compagnies auxquelles ils donnaient des sous-contrats. C'est tellement terrible que maintenant ils disent n'importe quoi. C'est pas pensable que ces gens essayent d'entraîner les autres dans leurs affaires ! », souligne M. Lamarre.

Il répète, comme il l'avait déclaré à Radio-Canada en 2013, que s'il avait su comment Riadh Ben Aïssa conduisait ses affaires, il l'aurait mis à la porte « à coups de pied au derrière ». Il n'avait rien vu venir au moment de l'embauche des deux hommes.

« J'aurais pensé qu'ils auraient été de bons techniciens, mais je ne pouvais pas imaginer que des gens pouvaient faire des choses de même », dit-il.

Se défendre plutôt que quémander

Les porte-parole de SNC-Lavalin ont refusé de répondre aux questions de La Presse sur cette affaire. Le peu de sorties publiques de l'entreprise, qui a multiplié les représentations en privé auprès du gouvernement Trudeau pour obtenir un accord à l'amiable, surprend Jacques Lamarre.

« Si SNC-Lavalin met son énergie à se défendre et non à quémander, je suis certain qu'ils peuvent s'en sortir. Je ne veux pas critiquer, je ne veux pas faire la belle-mère. Ils font leur possible. Ce sont eux qui mènent. Mais si j'étais à leur place, je me défendrais plus que ça. J'irais bien plus sur la place publique », dit-il.

Il se souvient d'être souvent monté au créneau pour défendre l'entreprise lorsqu'il était à sa tête. Une firme de cette taille doit s'attendre à faire face à la controverse. C'est normal, selon lui.

« Quand on a 18 000 projets par année, on ne peut pas dire qu'on n'aura aucun problème », dit-il.

Qui est Saadi Kadhafi ?

• Né le 25 mai 1973

• Troisième fils de Mouammar Kadhafi

• Ingénieur, homme d'affaires, officier supérieur dans l'armée libyenne

• Fuit le pays en 2011 à la chute du régime de son père

• Rapatrié et détenu après un bref exil au Niger

• Détenu dans l'attente de son procès pour son rôle dans la répression